— Pour l’amour du ciel, dis-moi quel traitement tu as suivi, demanda Joanna.
— Je mange moins qu’avant, répondit Bobbie. Et je me donne plus d’exercice.
— Tu as bien dû perdre cinq kilos ?
— Non. Seulement un ou un demi. Mais je porte une gaine.
— Bobbie, s’il te plaît, dis-moi ce qui s’est passé le week-end dernier.
— Rien. Nous n’avons pas bougé de la maison.
— Tu n’as pas fumé ? Tu n’as pas pris des trucs ? De la drogue, par exemple ?
— Non. Ne sois pas idiote !
— Bobbie, tu n’es plus toi-même. En as-tu conscience ? Tu es devenue semblable aux autres !
— Franchement, Joanna, tu débloques. Bien sûr que je suis moi-même. Je me suis simplement rendu compte à quel point j’étais négligente et narcissique, tandis que maintenant j’accomplis ma tâche ponctuellement comme Dave remplit la sienne.
— Je sais, je sais, dit Joanna. Et lui, que pense-t-il de tout ça ?
— Il en est très heureux.
— Le contraire m’étonnerait.
— Ce produit est merveilleusement efficace. Tu le connais ?
Non, je ne suis pas folle , pensa Joanna . Je ne suis pas folle .
Johnny, avec deux copains, confectionnait un bonhomme de neige devant la maison voisine. Laissant Pete et Kim dans le break, Joanna alla lui dire bonjour.
— Salut, dit-il. Vous m’apportez des sous ?
— C’est encore trop tôt, répliqua-t-elle en se protégeant le visage contre les gros flocons qui tombaient. Johnny, ce que ta maman a pu changer, je n’y comprends rien !
— Pour ça oui, hein, elle a changé, approuva-t-il en hochant la tête.
— Je n’y comprends rien, répéta Joanna.
— Moi non plus, avoua-t-il. Elle ne crie plus, elle nous sert des petits déjeuners chauds…
Il jeta un coup d’œil inquiet vers la maison. Des flocons de neige s’accrochaient à son visage.
— J’espère que ça durera, mais je parie que non, conclut-il.
* * *
Petite, cinquante ans et des poussières, le Dr Fancher arborait une expression espiègle sur un visage qu’encadraient de courtes nattes brunes tirant sur le gris et où pointait un nez de guignol surmonté d’yeux bleu-gris et souriants. Elle portait une robe bleu marine, une alliance et une broche en or où étaient gravés les symboles chinois du Yang et du Yin . Son cabinet était égayé par des meubles Chippendale, des lithos de Paul Klee et des rideaux rayés translucides qui le protégeaient de la réverbération du soleil sur la neige. Joanna dédaigna le divan d’acajou dont l’appuie-tête était gainé d’une housse en papier, et préféra prendre place devant le bureau d’acajou sur lequel s’étalait un sous-main vert d’où s’échappaient comme autant de petits drapeaux une multitude de fiches blanches.
— C’est sur la suggestion de mon mari que je suis venue vous trouver, commença Joanna. Nous avons emménagé à Stepford au début de septembre, mais j’ai été prise du désir d’en partir aussitôt que possible. Nous avons versé des arrhes pour une maison d’Eastbridge, mais seulement sur mes instances. Mon mari a l’impression que je suis…, que je déraille un peu.
Et elle raconta au Dr Fancher pourquoi elle voulait déménager et lui décrivit les femmes de Stepford ainsi que la façon dont Charmaine, puis Bobbie avaient changé pour devenir semblables aux autres.
— Êtes-vous jamais allée à Stepford ? demanda-t-elle enfin.
— Une seule fois, répondit le Dr Fancher. On m’avait dit que ça valait le coup d’œil, ce qui est vrai. Et on m’a dit aussi que c’est une communauté fermée, sans échanges possibles.
— C’est le cas, croyez-moi.
Le Dr Fancher avait entendu parler de la ville du Texas au faible taux de criminalité.
— Il semble qu’il y ait du lithium là-dessous, ajouta-t-elle. J’ai lu dans la presse un article à ce sujet.
— Avec mon amie Bobbie, nous avons écrit au Service d’hygiène. On nous a répondu que Stepford ne comportait rien qui soit susceptible d’exercer une action nocive. Nous avons dû passer pour des cinglées. À l’époque, en fait, je jugeais les inquiétudes de Bobbie excessives. Si je l’ai aidée à rédiger cette lettre, c’était uniquement sur sa demande…
Joanna baissa les yeux sur ses mains jointes qu’elle se mit à frotter l’une contre l’autre.
Le Dr Fancher gardait le silence.
— J’ai commencé à soupçonner… reprit Joanna. Seigneur ! ce mot semble si…
Les yeux toujours baissés, elle continuait à tripoter ses mains.
— Vous avez commencé à soupçonner quoi ? demanda le Dr Fancher.
Joanna décroisa ses mains pour les essuyer sur sa jupe.
— J’ai commencé à soupçonner que, derrière tout cela, il y a les hommes.
Le Dr Fancher ne sourit ni ne marqua aucune surprise.
— Quels hommes ? demanda-t-elle.
Joanna était toujours perdue dans la contemplation de ses mains.
— Mon mari, répondit-elle. Le mari de Bobbie, celui de Charmaine.
Elle se décida à regarder le Dr Fancher.
— Tous les hommes, affirma-t-elle.
Et elle se lança alors dans une description du Club à l’intention du Dr Fancher.
— Il y a environ deux mois, je prenais, un soir, des photos du centre de la ville, commença-t-elle. On y a construit de ces boutiques style colonial au pied de la colline où est perché le Club. Ce soir-là, les fenêtres en étaient grandes ouvertes et il flottait dans l’air une odeur de produits pharmaceutiques ou chimiques. Puis les stores s’abaissèrent, peut-être parce que ma présence était connue : un policier en effet m’avait repérée et s’était arrêté pour me parler.
Elle se pencha en avant.
— Le long de la route 9, on a élevé une série d’installations industrielles de pointe. Beaucoup des cadres qu’elles emploient habitent à Stepford et appartiennent au Club. Tous les soirs il s’y passe des choses et ça ne se résume pas, je crois, à réparer des jouets pour les enfants nécessiteux ou à faire des parties de billard ou de poker. L’ AmeriChem-Willis et Stevenson Biochemical y sont représentés. Peut-être y fabrique-ton, dans ce Club, un truc… dont le Service d’hygiène n’a jamais entendu parler…
Elle se laissa aller contre le dossier de sa chaise et se remit à s’essuyer les mains sur ses cuisses, sans regarder le Dr Fancher.
Celle-ci entreprit de l’interroger sur ses origines familiales, sa passion de la photo et les divers emplois qu’elle avait pu occuper, ainsi que sur Walter et les enfants.
— Tout déménagement provoque un certain traumatisme, expliqua-t-elle. Particulièrement quand il s’effectue dans le sens New York-banlieue, pour une femme qui ne se contente pas du simple rôle de maîtresse de maison. Il peut donner alors l’impression d’un exil en Sibérie, précisa-t-elle en souriant à Joanna. Et la période des fêtes ne vient rien arranger. Elle tend, au contraire, pour tout le monde, à magnifier les angoisses. J’ai souvent pensé qu’une année il faudrait se donner de vraies vacances et laisser tomber toutes ces histoires.
Joanna esquissa un sourire.
Le Dr Fancher inclina le buste et s’accouda à son bureau, les mains jointes.
— Je comprends très bien que vous ne vous plaisiez pas dans une ville où les femmes ne songent qu’à leur intérieur, dit-elle à Joanna. Moi aussi, je réagirais comme vous. Aucune femme ayant d’autres intérêts ne s’en contenterait. Mais je me demande – et je pense que votre mari se pose aussi la question – si vous seriez heureuse, en ce moment, à Eastbridge ou ailleurs.
— Ça, j’en suis convaincue, affirma Joanna.
Le Dr Fancher contempla ses doigts en faisant tourner son alliance, puis leva les yeux sur Joanna.
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