Joanna regarda les portières de la voiture se refermer et les phares s’allumer.
— Et si, nous aussi, nous passions un week-end en tête à tête, proposa-t-elle. Ils sont d’accord pour nous prendre Pete, et je suis sûre que les Van Sant se chargeraient de Kim.
— Ce serait sensass. D’accord. On fera ça tout de suite après Noël.
— Il y a aussi les Hendry, réfléchit-elle à haute voix. Ils ont une petite fille de six ans, et j’aimerais que Kim connaisse une famille noire.
L’auto démarra. Ses feux arrière s’éclairèrent. Walter referma la porte, tira le verrou et éteignit l’éclairage du jardin.
— Veux-tu un verre de quelque chose ? demanda-t-il.
— Et comment, s’écria Joanna. Après une journée pareille, j’en ai drôlement besoin.
* * *
Oh ! la la ! Quel lundi ! La chambre de Pete à remettre en état et toutes les autres à ranger, les draps à changer, la lessive (qu’elle avait bien entendu laissée s’accumuler) à faire, la liste des courses à dresser avant demain, et trois pantalons de Pete à rallonger. Telles étaient les corvées qu’elle avait à se taper, sans parler de tout ce qui lui restait sur les bras : les achats de Noël, les cartes de vœux à écrire, la confection du costume de Pete pour la pièce (Miss Turner, merci !). Grâce à Dieu, Bobbie ne téléphona pas – ce n’était pas un jour à papoter autour d’une tasse de café. A-t-elle raison ? se demandait Joanna. Suis-je en train de changer ? Ça non ; il fallait bien, une fois n’est pas coutume, se résigner à s’occuper de la maison, sinon où se retrouverait-on ? Chez Bobbie, par exemple. D’ailleurs une authentique nana de Stepford vaquerait, elle, à sa tâche avec une compétence sereine, au lieu d’emberlificoter l’aspirateur dans son raccord et de s’esquinter les ongles à libérer le foutu traîneau.
Pete se fit engueuler de ne jamais ranger ses jouets après usage, si bien qu’il passa une heure à bouder sans ouvrir la bouche. Quant à Kim, elle n’arrêtait pas de tousser.
Walter, dont c’était le tour de vaisselle, déclara forfait pour se précipiter dans la voiture déjà pleine d’Herb Sundersen. Une activité fébrile régnait au Club autour des préparatifs de l’arbre de Noël. (Au bénéfice de qui ? Y avait-il à Stepford des enfants nécessiteux ? Elle n’en avait pas vu trace.)
Elle sacrifia un drap pour couper le déguisement de Pete qui devait incarner un bonhomme de neige, fit une partie de dominos avec les deux enfants (Kim ne toussa qu’une fois – mais touchons du bois !) et écrivit ses adresses de cartes de Noël jusqu’à la lettre L avant d’aller se coucher à 10 heures. La lecture du Parrain ne tarda pas à la plonger dans le sommeil.
Le mardi se passa mieux. Après avoir mis de l’ordre dans la pagaille du petit déjeuner et fait les lits, elle appela Bobbie – aucune réponse (sans doute se livrait-elle à sa chasse à la maison) et descendit en ville pour les courses de la semaine. Elle y retourna après le déjeuner prendre des photos de la crèche et réussit à rentrer chez elle juste avant le car scolaire.
Walter ne partit pour le Club qu’une fois la vaisselle faite. Les jouets étaient destinés aux petits New-Yorkais vivant dans le ghetto ou hospitalisés. Rengaine tes critiques, Joanna Eberhart. Ou fallait-il dire Joanna Ingalls ? Ou Joanna Ingalls-Eberhart ?
Après avoir baigné et couché Pete et Kim, elle rappela Bobbie. Bizarre que Bobbie ne se soit pas manifestée depuis deux grands jours.
— Allô ! dit la voix au bout du fil.
— Ça fait des siècles que je ne t’ai entendue.
— Oui est à l’appareil ?
— Joanna.
— Ah ! Bonsoir ! Comment va ?
— Bien et toi ? Tu sembles épuisée.
— Non, je vais très bien.
— As-tu déniché l’oiseau rare, ce matin ?
— Quel oiseau rare ?
— La maison idéale, voyons !
— Ce matin, je me suis consacrée à faire mon marché, dit Bobbie.
— Pourquoi ne m’as-tu pas fait signe ?
— Je suis sortie très tôt.
— Moi, je suis descendue vers 10 heures. Nous avons dû nous manquer de peu.
Bobbie ne répondit pas.
— Bobbie ?
— Oui ?
— Tu es sûre que ça va ?
— Absolument. Je suis en plein repassage.
— À cette heure-ci ?
— Dave a besoin d’une chemise pour demain.
— Alors… Dans ce cas, appelle-moi le matin ; on pourra peut-être déjeuner ensemble. À moins que tu ne te remettes en quête de logement.
— Non, dit Bobbie.
— Donc j’attends ton coup de téléphone. D’accord ?
— Entendu, dit Bobbie, Ciao, Joanna.
— Ciao.
Elle raccrocha et resta à contempler son appareil, la main sur le combiné. La pensée – ridicule – lui vint que Bobbie avait changé comme l’avait fait Charmaine. Non, pas Bobbie, impossible ! Elle avait dû se bagarrer avec Dave, si gravement qu’elle préférait ne pas en parler encore. À moins qu’elle, Joanna, ne l’ait personnellement offensée sans s’en rendre compte ? Avait-elle, dimanche, laissé échapper sur le séjour d’Adam une réflexion que Bobbie aurait mal interprétée ? Mais non, elles s’étaient séparées aussi amicalement que d’habitude, joue contre joue, en promettant de s’appeler. (Pourtant, même ce soir-là, maintenant qu’elle y réfléchissait, Bobbie avait paru autre ; elle n’avait pas tenu ses propos coutumiers et ses gestes aussi étaient plus lents.) Peut-être Dave et elle avaient-ils fumé de la marijuana pendant le week-end ? Ils en avaient déjà tâté, à en croire Bobbie, deux ou trois fois, mais sans grand résultat. Ce coup-ci peut-être…
Elle griffonna quelques adresses supplémentaires.
Elle téléphona à Ruth-Anne Hendry, qui se montra chaleureuse et ravie qu’elle ait pris l’initiative de l’appeler. Elles discutèrent du Parrain que Ruth-Anne lisait avec autant de passion que Joanna et Ruth-Anne lui parla de son nouveau livre dont Penny était aussi l’héroïne. Elles convinrent de déjeuner ensemble la semaine suivante. Joanna en parlerait à Bobbie et elles iraient toutes trois au restaurant français d’Eastbridge. Ruth-Anne promit d’appeler Joanna le lundi matin.
Elle se remit à ses adresses puis lut le Skinner au lit en attendant le retour de Walter.
— J’ai parlé tout à l’heure à Bobbie, annonça-t-elle. Elle m’a paru tout autre, lessivée.
— Sans doute est-elle fatiguée de s’être démenée à ce point, dit Walter, en vidant ses poches de veston sur la commode.
— Mais dimanche aussi elle semblait changée, rétorqua Joanna. Elle n’a pas dit…
— Elle s’était maquillée, c’est tout. Tu ne vas pas réenfourcher ton dada de substances chimiques, non ?
D’un air perplexe, elle pressa le livre refermé sur ses genoux qui pointaient sous les couvertures.
— Dis-moi, Dave ne t’a fait aucune allusion à une nouvelle expérience de marijuana ?
— Non, répondit Walter, mais c’est peut-être là l’explication.
Ils firent l’amour mais, comme elle était nerveuse et tendue, elle ne put s’abandonner vraiment et le résultat fut plutôt médiocre.
* * *
Bobbie ne téléphona pas. Vers 1 heure, Joanna prit sa voiture pour aller la voir. Les chiens l’accueillirent par des aboiements hostiles quand elle descendit du break. Ils étaient attachés derrière la maison à une corde à linge, le corgi dressé sur ses pattes postérieures battait l’air en glapissant, le berger, hirsute, bien carré sur ses quatre pattes aboyait des ouoff, ouoff. La Chevrolet bleue de Bobbie était arrêtée dans l’allée.
Bobbie, dans son séjour immaculé – coussins soigneusement gonflés, boiseries étincelantes, magazines déployés en éventail sur la table vernie derrière le canapé, sourit à Joanna.
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