— Alors ?
— Il portait le sien sur lui quand ils l’ont emmené. Nous n’avons pas osé demander un duplicata. Ce n’était pas le moment.
Soudain je me sentais épuisé.
Comme je n’avais pas d’autres instructions, je poursuivis mon rôle pendant tout le temps que dura la navette et, aussi, en arrivant sur le Tom-Paine. Facile. Il me suffit de me diriger tout droit vers la cabine du propriétaire, et de passer de longues heures atroces à me ronger les ongles, et à me demander ce qui se passait sur terre. Grâce aux pilules antinausée, je réussis enfin à combattre la chute libre avec un succès relatif, mais je succombai à d’atroces cauchemars où des reporters me montraient du doigt cependant que me retombait sur l’épaule la lourde main d’agents de police, et que des Martiens me braquaient leur baguette dessus. Tous, ils savaient que j’étais un imposteur. Et s’ils discutaient, c’était uniquement pour décider à qui me dépècerait, avant de me faire descendre dans l’oubliette.
Le klaxon du signal d’accélération me réveilla. Le baryton vibrant de Dak retentit :
— Premier et dernier signal rouge ! un tiers de G. Une minute !
Je me mis sous le pressoir. Je me sentis mieux après. Un tiers de G, ce n’est pas beaucoup. Autant que sur Mars, à peu près, je pense, mais c’est assez pour raffermir le plancher et tranquilliser l’estomac.
Cinq minutes après, Dak frappait à la porte :
— Comment va, Chef ?
— Bonjour, Dak. Je suis vraiment content de vous retrouver.
— Pas autant que moi d’être de retour, répondit-il. Vous permettez que je me vautre sous votre pressoir ?
— Faites comme chez vous.
Ce qu’il fit, en soupirant :
— Crédieu, je suis moulu ! Je dormirais pendant une semaine au moins. Je crois d’ailleurs que c’est ce que je vais faire.
— Nous serons deux… Est-ce qu’il est à bord ?
— Oui ! mais quelle séance !
— C’est ce que je pensais. Mais quand même, c’était plus facile à faire dans un petit port qu’à Jefferson.
— Non ! beaucoup plus difficile ici.
— Ah ! pourquoi ?
— Parce qu’ici tout le monde connaît tout le monde et que tout le monde peut parler… Nous avons été forcés de le déclarer sous la forme d’un colis de crevettes congelées, des crevettes du Canal. Et j’ai même payé des droits de sortie. Hein !
— Dak, comment est-il ?
— Le D rCapek affirme qu’il se rétablira parfaitement ; que ce n’est qu’une question de temps… Si je pouvais mettre la main sur ces salauds ! Il y a de quoi hurler et s’évanouir rien qu’à voir ce qu’ils lui ont fait. Et, dans son intérêt à lui, il ne faut rien entreprendre contre eux !
— Mais je ne comprends pas, Dak. Penny m’a dit qu’on l’avait esquinté. Mais qu’est-ce qu’on lui a fait au juste ?
— Vous n’avez pas compris ce que Penny vous disait. A part la saleté, à part qu’il n’était pas rasé, ils ne lui ont pas fait subir de mauvais traitements physiques.
— Ah ! je croyais qu’on l’avait battu, quelque chose comme un passage à tabac à coups de battes de baseball.
— Si c’était ça ! Quelques os brisés, qu’est-ce que ça peut faire ?… Non, ce qui compte, c’est ce qu’on lui a fait au cerveau.
— Ah ! on lui a fait un lavage ?
— Oui… Oui et non ! Il est impossible qu’on ait voulu essayer de le faire parler puisqu’il n’avait pas de secrets. Il n’a jamais agi qu’ouvertement et tout le monde le sait. Non ! on a voulu, je crois, lui ôter toute volonté, et l’empêcher de s’évader… Le docteur pense qu’ils lui ont administré la dose minimale quotidienne, de quoi s’assurer sa docilité, jusqu’au moment où ils l’ont lâché. Là, ils lui ont fait une injection massive. De quoi transformer un éléphant en idiot tourneur. Il doit avoir le cerveau aussi imprégné qu’une éponge de bain.
Heureusement que je n’avais rien mangé, car j’en avais la nausée. J’avais un peu étudié ce sujet. Cela me faisait horreur à un tel point que c’en était devenu une sorte de fascination. Pour moi, il y a quelque chose d’immoral et de dégradant à altérer l’intégrité de la personnalité d’un homme. L’assassinat, en comparaison, n’est qu’une peccadille. « Lavage de cerveau » est le terme qui nous vient des communistes et des temps d’obscurantisme. On avait d’abord appelé ainsi le traitement qui consistait à briser la volonté d’un patient par la torture. Pour y arriver, il fallait des mois parfois. On trouva donc une « meilleure » façon d’agir, permettant de transformer en esclave balbutiant, en quelques secondes seulement, n’importe quel homme normal. Il suffisait pour cela d’injecter un des dérivés de la cocaïne dans le lobe frontal.
Cette immonde pratique avait d’abord été mise au point à des fins légitimes pour tranquilliser les agités et permettre leur traitement au moyen de la psychothérapie. En tant que telle, c’était là un progrès puisque cela rendait la « lobotomie » inutile. La lobotomie – ce terme paraît aussi anachronique que celui de « ceinture de chasteté » — est l’opération qui consiste à agir avec un bistouri sur le cerveau humain de façon à détruire la personnalité sans la tuer. Eh oui ! c’est ainsi qu’on faisait, tout comme on avait battu à mort pour chasser le démon.
Les « communistes » devaient perfectionner ce « lavage de cerveau » par les narcotiques, et en faire une technique efficace. Après les « communistes », les « frères » poursuivirent la même tâche jusqu’à ce qu’on pût administrer de la sorte des doses suffisamment légères pour rendre le patient simplement « réceptif aux instructions données », ou alors, au contraire, jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’une masse de protoplasme sans âme, tout cela au nom de la Fraternité. Après tout, pas de fraternité sans confiance. Pas de confiance là où il y a des secrets. Et existe-t-il une meilleure manière de vérifier si un individu donné est assez entêté pour vouloir garder quelque chose pour lui seul que de lui enfoncer une aiguille à côté de l’œil et de lui injecter un peu de « faire parler » liquide dans la cervelle ? N’est-ce pas, « on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs »… Sophisme de coquins !
On sait que cette façon de procéder a été déclarée illégale depuis très longtemps. Sauf pour des raisons de thérapeutique, et sur autorisation expresse d’un tribunal. Mais les criminels continuent à la pratiquer. Et les policiers ne sont pas toujours des anges. Et le lavage de cerveau fait parler, sans aucun doute. Et il ne laisse aucune trace. On réussit même à ordonner à la victime d’oublier ce qui lui a été fait.
Tout cela, je le savais. Tout cela, ou presque. Dak venait de me mettre au courant de ce qu’avait subi Bonforte. Je devais trouver le reste dans l ’Encyclopédie batavia de la bibliothèque du bord. (V. articles Intégration psychique et Torture.)
Je secouai la tête, fis de mon mieux pour chasser ces cauchemars de mon esprit :
— Mais il va se rétablir, non ?
— Le docteur prétend que la drogue n’altère pas la structure du cerveau. Elle la paralyse simplement. Il faut donc attendre que la circulation du sang ait évacué la morphine. Seulement, ça prend du temps… Chef ! ajouta Dak.
— Je crois qu’il serait presque temps de laisser tomber toutes ces histoires de Chef, en ce qui me concerne. Puisqu’il est de retour.
— Justement, je voulais vous en parler. Est-ce que ça ne vous gênerait pas trop de continuer à doubler pendant une courte période supplémentaire ?
— Je ne comprends pas. Puisque nous sommes ici entre grandes personnes et que tout le monde est au courant.
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