— Mais si, bien sûr. Mais vous ne voyez pas ce que cette démission nous fait ?
— Non. Je suppose que je ne vois pas.
— Bon. Alors écoutez-moi et tâchez de me comprendre. Le ministre au pouvoir peut faire procéder à des élections générales, quand il le désire. D’habitude on appelle aux urnes au moment qui semble le plus favorable. Et le cabinet ne présente pas sa démission entre le moment où il est nommé et la date normale des élections sauf si on l’y contraint. Est-ce que vous suivez bien ?
— Je crois que oui.
— Mais dans le cas présent, le cabinet Quiroga a fait voter la date des élections générales, puis a présenté sa démission collective. Il laisse par conséquent l’Empire sans gouvernement. Ce qui oblige le souverain à faire appel à un cabinet d’expédition des affaires courantes. Selon la lettre de la loi, on peut faire appel à n’importe quel membre de la Grande Assemblée. En fait, les usages constitutionnels exigent qu’on ait recours au leader de l’opposition. Pour une raison bien simple, c’est que la chose est indispensable dans notre système. Parce que cela empêche une démission de ce genre d’être un simple geste. D’autres méthodes ont été employées. Il y a même eu des moments où l’on changeait aussi facilement de ministères que de chaussettes. Mais notre système actuel assure une responsabilité ministérielle véritable.
J’étais si occupé à essayer de comprendre que je faillis ne pas entendre la suite :
— Et c’est pour cette raison que l’empereur a convoqué M. Bonforte à la Nouvelle Batavia.
— Oui ! bien entendu.
Et je me disais que je ne connaissais pas notre capitale impériale. La seule fois où j’avais été dans la Lune, les vicissitudes de la profession m’avaient laissé sans loisir ni sou ni maille pour visiter la planète satellite :
— Ah ! et c’est pour ça que nous avons encore changé d’orbite, n’est-ce pas ? Ma foi, tant pis ! je m’en ferai une raison. Je suppose que vous pourrez toujours vous arranger pour me renvoyer chez moi, même si le Tommie ne peut pas rentrer tout de suite sur Terre ?
— Mais ne vous occupez pas de ça. En temps utile, le capitaine Broadbent peut vous trouver mille et une façons de vous faire regagner Terre.
— Je vous demande pardon. J’oubliais que vous aviez d’autres soucis en tête, Rog. Vous savez, quelques jours en plus ou en moins sur la Lune ne me gênent pas. Évidemment, maintenant que le travail est terminé, j’aimerais autant rentrer à la maison. Mais rien ne me presse. Merci tout de même du tuyau. Mais qu’est-ce qui se passe, Rog ? vous avez l’air salement ennuyé ?
— Vous voyez bien, Chef. L’empereur convoque M. Bonforte. L’ empereur, mon gars ! Et M. Bonforte est hors d’état d’apparaître à une audience. Ils ont joué le gambit et peut-être est-ce pour nous échec et mat ?
— Attendez un moment, Rog. Moins vite. Je vois assez bien à quoi vous voulez en venir. Mais, bon Dieu, mon ami, nous ne sommes pas encore arrivés. Nous nous trouvons à des millions de kilomètres de la Nouvelle Batavia. A deux cent cinquante ou trois cent cinquante millions de kilomètres. Ou plus ou moins, allez savoir ! D’ici à notre arrivée le toubib aura bien réussi à essorer complètement le cerveau de son malade et à le requinquer suffisamment pour qu’il puisse jouer sa partie. N’est-ce pas ?
— Eh bien, nous l’espérons.
— Mais vous n’en êtes pas sûr ?
— On ne peut pas en être sûr. Capek prétend qu’on ne possède pas beaucoup de connaissances cliniques au sujet de l’effet de doses aussi massives. Il y a des réactions personnelles et cela dépend aussi du dosage exact de la drogue employée.
Cela me rappelait la fois où la doublure m’avait fait prendre un purgatif puissant juste avant la représentation. (Mais j’avais tenu bon quand même, ce qui prouve bien la supériorité de l’esprit sur la matière. Après quoi je l’avais fait flanquer à la porte.)
— Alors si je comprends bien, Rog, vous êtes en train de m’expliquer qu’on lui a administré cette énorme dose inutile, avant de le laisser aller, uniquement en vue de ce qui se passe à présent ?
— Écoutez, c’est mon sentiment. C’est aussi celui de Capek.
— Ce qui laisserait croire que Quiroga est derrière le kidnapping, et que nous aurions eu un gangster comme premier ministre ?
Rog branla du chef :
— Ça n’est pas obligatoire. Ce n’est même pas probable. Non. Cela laisserait croire plutôt que ce sont les mêmes forces qui sont derrière les actionnistes et derrière le Parti de l’Humanité. Mais vous ne pourrez jamais le prouver. Ils sont hors d’atteinte. Ils sont ultra-respectables. Mais il est en leur pouvoir de faire savoir à Quiroga qu’il est temps de passer la main et d’aller faire le mort. Et que Quiroga comprenne et obéisse. Et vraisemblablement sans lui fournir d’explication !
— Sapristi ! Vous voulez dire que l’homme le plus important de l’Empire se replie en deux et prend congé, comme ça ! simplement parce que quelqu’un dans les coulisses lui a soufflé que c’était ce qu’il fallait faire ?
— Je crains que ce soit exactement ça.
— Eh bien, la politique, quel sale jeu !
— Mais non ! pas du tout ! Il n’existe pas de sale jeu. Il y a de sales joueurs.
— Je ne vois pas la différence.
— Elle est énorme. Quiroga est un politicien de dix-huitième ordre. Et selon moi, il est la créature de gangsters. Mais il n’y a rien qui soit de dix-huitième ordre chez John Joseph Bonforte, et jamais, au grand jamais, il n’a été la créature de qui que ce soit. En tant qu’exécutant, il croyait à la cause. En tant que dirigeant, il dirige par conviction et il agit selon cette conviction.
— Au temps pour moi, dis-je humblement. Dans ces conditions, qu’est-ce qu’on fait ? On peut empêcher Dak de peser trop lourdement sur l’accélérateur de manière à n’atteindre la Nouvelle Batavia que quand le patron sera de nouveau en forme ?
— On ne peut pas s’attarder. Bien sûr, on n’est pas forcé de marcher sous plus d’un G. Personne ne s’attend qu’un homme de l’âge de Bonforte subisse une fatigue cardiaque exagérée. Mais pas de retard supplémentaire. Quand l’empereur vous fait appeler, on vient.
— Alors quoi ?
— Mmm…
Rog ne répondit pas. Rog se contenta de me regarder sans rien dire. Et tout soudain, je m’affolai :
— Attention, Rog, n’allez pas vous lancer de nouveau dans de folles idées. Toute cette histoire ne me regarde pas, tout simplement. Pour ce qui est de moi, c’est fini, fini ! A part quelques apparitions sur votre astronef, plus rien ! Il vous reste à me payer et à me renvoyer dans mes foyers. Sale ou pas, la politique est un jeu auquel je ne joue pas. Je vous promets même de ne plus jamais me faire inscrire sur les listes électorales.
— Mais vous n’auriez sans doute rien à faire. Il est presque certain que le D rCapek l’aura remis sur pied entre-temps. Mais ce n’est pas commes’il s’agissait de quelque chose de difficile. Rien à voir avec cette cérémonie d’adoption. Non ! il s’agit simplement d’une audience de l’empereur et…
— L’ empereur !… avais-je hurlé.
Comme presque tous les Américains, je ne comprends pas la monarchie, et, sans doute, je n’approuvais pas cette institution, dans le fond de mon cœur. Comme eux, j’éprouvais une sorte de crainte que je n’avouais pas, une crainte pas très franche à l’égard des rois. Après tout, nous autres Américains nous n’étions venus à la monarchie que par la petite porte. Au moment où nous avions accepté de troquer notre signature au Traité d’Association contre les avantages du statut de partenaire à voix entière dans les affaires impériales, il avait été convenu que rien ne serait changé à nos institutions locales, à notre constitution, et ainsi de suite. Tacitement, il avait été convenu, également, que jamais aucun membre de la famille royale ne visiterait l’Amérique. Peut-être était-ce une erreur. Peut-être que si nous étions habitués à une royauté, elle ne nous ferait pas tant d’effet ? Quoi qu’il en soit, il est connu que les Américaines démocrates sont plus tremblantes et plus anxieuses d’être reçues à la cour que les citoyennes de n’importe où ailleurs.
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