— Vous pourrez lui dire, Dak, que je lui garderai un morceau de corde.
— Est-ce que Penny peut entrer ?
— Evidemment ! Mais vous l’avertirez : elle perd son temps. Je réponds : « NON ! » d’avance…
C’est ainsi que je changeai d’avis. Du diable ! Pourquoi faut-il qu’un argument paraisse tellement plus logique, appuyé par une bouffée de Désir sauvage ? Non que Penny eût usé de moyens déloyaux. Elle n’avait même pas fondu en larmes. Je ne l’avais même pas touchée du bout du petit doigt. Mais je me trouvai de concession en concession à ne plus avoir rien sur quoi faire des concessions. Inutile de discuter. Penny appartient au type de la sauveuse de Monde, et sa sincérité est contagieuse.
Mon bachotage, au cours de notre voyage jusqu’à Mars, n’était rien comparé à ce que je pus potasser pendant cette croisière qui nous conduisait à la Lune. Je connaissais le personnage. Maintenant, il s’agissait de remplir les vides et d’être capable d’incarner Bonforte dans toutes les circonstances imaginables. Certes je préparais l’audience royale. Mais une fois à la Nouvelle Batavia, je serais amené à rencontrer des centaines et des milliers de personnes. Rog s’était donc proposé de me construire une défense en profondeur, du genre de celle que possèdent tous les hommes publics qui entendent exercer une action sur leurs contemporains. Mais de toute manière, je devrais voir des personnes. L’homme public est un homme public, pas moyen d’y échapper.
Mon numéro de funambule n’était possible que grâce aux archives Farley de Bonforte. Les archives Farley de Bonforte étaient des archives modèles. On n’a sans doute jamais rien fait de mieux dans le genre. Farley était un spécialiste de politique électorale du XX esiècle (le metteur en pages d’Eisenhower je crois ?) et les méthodes qu’il inventa pour la bonne conduite des relations personnelles des hommes politiques étaient aussi révolutionnaires dans leur domaine que la stratégie de l’État-Major allemand dans le sien. Et cependant, jusqu’à ce que Penny m’eût mis au courant, je n’en avais jamais entendu parler.
Ce système, d’ailleurs, n’est qu’un simple classement de dossiers concernant des personnes. Mais tout l’art de la politique, justement, n’est « rien que les personnes ». Les archives portaient sur des milliers et des milliers d’hommes, femmes, enfants que Bonforte avaient rencontrés au cours de sa longue existence publique. Chacun des dossiers résumait tout ce qu’on savait d’une personne donnée, d’après le contact personnel que Bonforte avait eu avec elle. Tout s’y trouvait. Même et y compris les détails les plus insignifiants (c’était même par ces détails insignifiants que commençaient les dossiers): noms et surnoms de l’épouse, des enfants et des animaux favoris, violons d’Ingres, goûts en matière de nourriture et de boisson, préjugés, manies…, etc. Venait ensuite la liste de toutes les rencontres de Bonforte avec la personne en cause. Accompagnée d’un commentaire permanent.
Et quand la chose était possible, une photographie de l’intéressé. Parfois aussi, mais, facultativement, une sorte de curriculum vitae, c’est-à-dire des informations non plus apprises directement de bouche à oreille, mais résultant de recherches proprement dites. Cela dépendait de l’importance politique de la personne. Dans certains cas, le C.V. atteignait à la biographie en forme, longue de plusieurs milliers de mots.
Bonforte et Penny portaient l’un et l’autre des enregistreurs microscopiques actionnés par la chaleur du corps. Quand Bonforte se trouvait seul, il sautait sur l’occasion (salle d’attente, promenade en voiture, etc.) pour dicter dans le sien. Et, quand Penny l’accompagnait, elle s’en occupait, elle. Son enregistreur avait l’apparence d’une montre-bracelet. Penny n’aurait pas eu le temps, à elle seule, de transcrire et de microfilmer toute cette documentation. C’étaient deux des filles de chez Jimmy Washington qui s’en chargeaient, à plein temps.
Quand Penny m’eut montré ces archives Farley, la masse énorme de celles-ci (et Dieu sait que ça faisait une masse énorme, même à dix mille mots la bobine !), quand elle m’eut dit que c’était là toute la documentation personnelle concernant toutes les personnes que Bonforte connaissait, je poussai un crimissement (De crier + gémir + une certaine intensité de sentiment).
— Dieu ait pitié de nous, mon enfant ! je savais bien que la chose n’était pas faisable. Comment une seule personne pourrait-elle se mettre cela dans le crâne !
— Mais bien sûr que c’est impossible !
— Quand vous me disiez qu’il se souvenait de tout ça, au sujet de ses amis et connaissances ?
— Ce n’est pas tout à fait ça. J’ai dit que c’était tout ce qu’il aurait voulu se rappeler. Mais, comme il ne le peut pas, voici comment il procède. Ne vous tracassez pas. Inutile de rien apprendre du tout. Il suffit que vous sachiez que cela existe. Et moi, je suis là pour veiller à ce qu’il dispose d’au moins deux minutes d’avance pour se mettre au courant du dossier qu’il faut. Avant l’entrée des visiteurs. Et en cas de besoin, je peux vous protéger de la même façon que je le protège.
Je regardai le dossier-type posé devant moi : M. Sauders de Pretoria, Afrique du Sud. Son bull-dog s’appelle « Snuffles Bullyboy ». Plusieurs enfants des deux sexes sans signes caractéristiques. M. Sauders prend le whisky avec du soda et un rien de citron.
— Vous voulez dire, Penny, que M. Bonforte prétend se souvenir de détails de ce genre ? Cela me paraît invraisemblable.
Au lieu de se mettre en colère de cette atteinte à son idole, Penny acquiesça d’un signe de tête :
— Moi aussi, dit-elle, j’ai eu cette impression. Mais vous ne voyez pas les choses comme il faut les voir, Chef. Vous arrive-t-il de noter le numéro de téléphone de vos amis ?
— Mais naturellement. Pourquoi ?
— Est-ce malhonnête ? Vous excusez-vous auprès de vos amis de vous soucier si peu d’eux que vous ne puissiez même pas vous rappeler leur numéro de téléphone ?
— Là, vous avez gagné, Penny. Je capitule.
— Oui ! ce sont là des choses dont il voudrait se souvenir, s’il avait une bonne mémoire. Puisqu’elle ne l’est pas, il n’est pas plus injuste ou plus ridicule de noter ce genre de choses de cette façon, que de noter les dates d’anniversaire de vos amis. Eh bien, c’est exactement ça. Un immense pense-bête qui couvre tous les sujets possibles… Non ! ce n’est pas seulement ça. Avez-vous déjà rencontré quelqu’un de vraiment important ?
— Euhhh ! attendez donc, oui, je vois quel genre de personnes vous voulez dire… oui ! j’ai rencontré le président Warfield, je devais être âgé d’une dizaine d’années.
— Et vous vous souvenez de quoi ?
— Eh bien, il m’a demandé : « Comment t’es-tu cassé ce bras, mon garçon ? » Et j’ai répondu : « En faisant de la bicyclette, monsieur le Président. » Et il m’a dit : « Ça m’est arrivé à moi aussi. Mais moi, c’était la clavicule. »
— Et vous croyez qu’il s’en souviendrait, s’il vivait encore ?
— Bien sûr que non !
— Eh bien, peut-être que si tout de même, au cas où il vous aurait noté dans les archives Farley. Ces archives justement comprennent les garçons de cet âge, parce que les garçons grandissent, deviennent des hommes. Ce qui est important, ce qu’il faut retenir, c’est que des personnes comme le président Warfield rencontrent beaucoup trop de gens pour pouvoir se souvenir d’eux. Chacune des personnes qui constituent cette foule sans visage, se rappelle son entrevue avec le grand homme, et elle se la rappelle dans le détail. Mais la personne vraiment importante dans la vie de quiconque, c’est lui-même, et l’homme politique ne devra jamais négliger cet aspect de la question. C’est ainsi qu’il est poli, qu’il est amical et généreux pour un politicien, de disposer d’une méthode qui lui permette de se rappeler ce genre de petites choses qu’ils n’oublieront pas, eux, à son sujet. C’est essentiel, en politique.
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