« Mon adversaire protestera qu’il agit en vertu d’un mandat divin et qu’il répand les lumières à travers les étoiles, qu’il dispense notre propre variété de civilisations pour le plus grand profit des sauvages. Nous connaissons cette école de sociologie. C’est l’école des bons Nègres qui chantent des hymnes et du Bon Maître qui aime tous ces enfants noirs. Le beau tableau… Il est dommage cependant que le cadre en soit trop petit, et qu’il ne montre pas le comptoir, le billot et la cravache qui en font indissolublement partie. »
Et je me trouvais en train de devenir sinon un expansionniste, du moins un bonfortiste. Je ne crois pas que la logique des discours m’ait convaincu. Je ne crois pas qu’ils aient été logiques. Mais j’étais réceptif. Je voulais comprendre ce qu’il disait, le comprendre assez minutieusement pour pouvoir parler à sa place, en cas de besoin.
De toute manière, voilà un homme qui savait ce qu’il voulait et (chose plus rare encore !) pourquoi il le voulait. Je ne pouvais pas m’empêcher d’être impressionné, et cela me forçait à un retour sur soi-même.
Je vivais pour quoi ?
Pour mon métier, bien sûr ! J’avais été élevé dans son climat. Il me plaisait. J’étais pénétré de la conviction profonde, mais nullement raisonnée, que l’art valait l’effort fait pour l’exercer dignement… et aussi, c’était la seule façon que je connusse de gagner ma vie. Mais quoi d’autre ?
Les écoles de morale formalistes ne m’avaient jamais fait beaucoup d’effet. Je les avais abondamment échantillonnées (les bibliothèques publiques offrent une ample source de récréation aux acteurs sans le sou), mais je les avais trouvées aussi pauvres en vitamines qu’un baiser de belle-mère. Avec le temps et suffisamment de papier, un philosophe peut prouver ce qu’il veut.
La morale qu’on enseigne à presque tous les enfants ne m’inspirait pas moins de mépris. Presque tout son bavardage et les parties qui paraissent compter le plus se résument par la proposition sacrée qu’un « bon » enfant est celui qui ne dérange pas le sommeil de sa mère et qu’un homme « bon » est celui qui réussit à se constituer un compte en banque confortable sans se faire prendre. Non merci !
Toutefois, même le chien a ses règles de conduite. Quelles étaient les miennes ? Comment avais-je l’habitude de me conduire ? ou plutôt comment aimais-je à imaginer que j’avais l’habitude de me conduire ?
« Il faut que le rideau se lève. » Je l’avais toujours cru et cela avait été ma raison de vivre. Mais pourquoi faut-il que le spectacle continue, étant donné qu’il en existe de si mauvais ? Mais parce que j’avais accepté d’y participer. Parce qu’il y avait un public. Parce que ce public avait payé et que chacune des personnes qui le composait avait droit à ce que vous pouviez faire de mieux. On le leur devait ainsi qu’aux metteurs en scène, aux machinistes, au directeur et au financier et aux autres membres de la troupe, à ceux qui vous avaient enseigné le métier, et à d’autres qui remontaient loin dans l’histoire, jusqu’aux théâtres en plein air où l’on était assis sur la pierre, et même jusqu’aux raconteurs d’histoires accroupis sur la place du marché. Noblesse oblige .
Je décidai que cette constatation pouvait servir pour les autres métiers. De l’art pour l’art au serment d’Hippocrate en passant par l’esprit d’équipe et le cousu main, il n’y a pas besoin de prouver ce genre de choses, elles sont essentielles dans la vie, elles seront vraies éternellement aussi loin que pourront atteindre les galaxies.
Et soudain, j’avais eu l’intuition de ce que Bonforte voulait dire. S’il existait des principes moraux qui transcendaient le temps ou l’espace, alors ils étaient vrais aussi bien pour les hommes que pour les Martiens. Ils restaient vrais sur n’importe quelle planète autour de n’importe quelle étoile. Et si les humains ne se conduisaient pas conformément à cela, jamais ils ne réussiraient la conquête du monde astral, et il y aurait une race supérieure qui leur flanquerait la pile, pour les punir de n’avoir pas joué le jeu.
Le prix de l’expansion était la Vertu.
« Pas de pitié pour les canards boiteux. » C’était là une philosophie beaucoup trop étroite pour l’étendue infinie de l’espace.
Non pas que Bonforte prêchât la douceur et la lumière :
« Je ne suis pas un pacifiste. Le pacifisme est une doctrine équivoque qui permet à un homme d’accepter les avantages d’un groupe social sans être prêt à les payer jamais, et qui par surcroît prétend donner droit à une auréole en échange d’une malhonnêteté. Monsieur le président, la vie appartient à ceux qui ne redoutent pas de la perdre. Cette loi doit être votée. » Et là-dessus, il s’était levé, et il avait traversé l’hémicycle pour défendre un crédit militaire que son parti avait rejeté au cours des réunions électorales.
Ou encore :
« Prenez parti ! Prenez parti toujours ! Vous vous tromperez quelquefois, mais celui qui ne prend jamais parti a toujours tort. Dieu nous garde des poltrons qui refusent de choisir. Levons-nous et comptons-nous. » (Ceci s’était passé en comité. Mais Penny avait eu la bonne idée de l’enregistrer sur son tompouce, et Bonforte avait mis l’enregistrement de côté, Bonforte avait le sens de l’histoire. C’était un homme qui se constituait des archives. S’il n’en avait pas été ainsi, je n’aurais pas eu grand-chose sur quoi travailler.)
Décidément, Bonforte était mon genre d’homme. Ou du moins le genre d’homme auquel j’aimerais croire que j’appartiens. C’était un monsieur. Et j’étais fier de le représenter.
Pour autant que je me souvienne, je ne devais pas dormir au cours de cette traversée. J’avais promis à Penny de me trouver à cette audience si Bonforte était encore empêché. J’avais l’intention de dormir, parce que cela ne ressemble à rien, en vérité, de monter sur la scène avec les yeux qui pendent comme des oreilles de lévriers, mais, chemin faisant, je m’étais intéressé à ce que j’étudiais, et il y avait une provision de pilules poivrées. Surprenant le travail qu’on réussit à abattre en travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et sans interruption, et avec toute la collaboration nécessaire à portée de main !
Mais pas longtemps avant l’heure fixée pour notre arrivée à la Nouvelle Batavia, le D rCapek fit son entrée et me commanda :
— Lève ta manche ! le bras gauche !
— Pour quoi faire ?
— Parce que, quand tu te présenteras devant l’empereur, nous ne voulons pas que tu t’écroules de fatigue devant lui. Ceci va te faire dormir jusqu’à l’arrivée. A ce moment, je t’administre un antidote.
— Alors c’est qu’il ne sera pas en état de…
Le toubib ne répondit pas, mais il m’avait piqué. J’essayai de continuer à écouter le discours qui tournait. Non ! je dormais déjà. Et je ne repris conscience que pour entendre Dak m’annoncer avec beaucoup de déférence :
— Nous avons atterri sur l’astroport de Lippershey, si monsieur veut bien se réveiller…
Notre Lune étant une planète dépourvue d’air, un navire-torche peut y atterrir. Il n’empêche que notre Tom-Paine, qui en était un, était fait davantage pour rester dans l’espace ou s’arrêter dans les stations spatiales de service sur une orbite, à portée de navette, étant donné qu’il atterrissait sur berceau. Dommage que je n’aie pas vu ça. On dit qu’attraper un œuf sur une assiette est un jeu d’enfant en comparaison. Dak était un des cinq ou six pilotes capables de réussir ça.
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