Pateel me laissa seul au milieu de toutes ces merveilles. Je ne disposais même pas du temps nécessaire à me demander s’il convenait ou non de prendre place sur un siège. Déjà entrait l’empereur :
— Salut, Joseph, me lança-t-il. Je vous rejoins tout de suite.
Derrière lui deux valets qui lui enlevaient les éléments de sa tenue d’apparat. Tous trois, ils s’engouffrèrent derrière une troisième porte. Et aussitôt il resurgit, en train de tirer sur la fermeture-éclair de sa combinaison de mécanicien.
— Vous avez pris par le plus court, mon vieux, m’expliqua-t-il. Mais moi j’ai dû faire le grand tour. Il faudra que je m’arrange pour que l’architecte du Palais me perce un tunnel du fond de la salle du Trône jusqu’ici. Je suis obligé de suivre les trois côtés du carré, ou alors, c’est la parade dans les couloirs publics, attifé comme un cheval de cirque. (Et Guillaume ajouta, pensif :) Sous cette robe de gala, je ne porte jamais rien d’autre qu’un sous-vêtement.
— Écoutez, sire, je doute que votre robe soit aussi inconfortable que ce petit rase-pet que je porte.
Il haussa des épaules :
— Chacun de nous doit s’accommoder des inconvénients de son métier. Vous ne vous êtes pas servi à boire, encore ? Et servez-moi par la même occasion.
— Et qu’est-ce que vous prendrez, sire ?
— Euhh ! fit l’empereur et roi. (Et il me lança un regard aigu avant de répondre :) Du scotch avec de la glace, comme d’habitude, naturellement !
Je ne dis rien. Je le servis. Pris pour moi-même un whisky à l’eau. J’en avais eu un frisson dans la colonne vertébrale. Si Bonforte savait que l’empereur prenait toujours son scotch avec des cubes de glace, un point c’est tout, cela aurait dû se trouver dans ses archives Farley.
Mais Guillaume acceptait son whisky sans commentaire :
— Du vent dans les turbines, dit-il.
Et je répondis :
— L’espace est libre.
Il étudiait la liste des membres du cabinet :
— Que pensez-vous de tous ces garçons, Joseph ?
— Majesté, répondis-je, c’est un cabinet-squelette.
Et en effet, nous avions fait cumuler là où la chose était possible. Bonforte, ainsi, serait chargé outre la présidence, du portefeuille de la Défense et du Trésor. Pour trois ministères, nous avions pris comme titulaires les secrétaires généraux permanents en place. C’étaient la Recherche, la Direction du Peuplement et l’Extérieur. Les ministres qui seraient nommés dans le cabinet définitif, nous en avions besoin pour la campagne électorale.
— Oui, je sais bien. Ceci est votre équipe B, en quelque sorte… Et cet homme-là ? Ce Braun, qu’est-ce que vous en pensez ?
Ah ! surprise ! J’avais compris que Guillaume approuverait la liste en bloc, sans commentaire, mais que peut-être il lui conviendrait de parler d’autre chose. Oh ! la conversation ne me faisait pas peur. Un homme peut se bâtir la réputation d’un causeur étincelant, simplement en laissant son vis-à-vis parler tout le temps.
Quant à Lothar Braun, c’était ce qu’on appelle tantôt « une de nos promesses », tantôt « un garçon d’avenir » ou le « jeune homme politique dont il a été beaucoup parlé ces derniers temps ». Ce que je savais sur son compte provenait soit des archives Farley, soit de ce que m’avaient raconté Rog et Bill. Il avait débuté après la chute de Bonforte, ce qui fait qu’on ne lui avait jamais proposé de maroquin. Mais il avait servi comme directeur de campagne électorale et adjoint du chef du groupe parlementaire du Parti. Bill avait insisté en faveur de sa nomination dans le cabinet intérimaire, le proposant pour les communications avec l’Extérieur.
Rog Clifton n’avait manifesté aucune espèce d’enthousiasme à son sujet. Il avait mis en avant, en premier, le nom d’Angel Jesus de la Torre y Perez, secrétaire général en fonction dudit ministère. Mais Bill nous avait expliqué que si Braun ne réussissait pas dans la présente combinaison, ce serait toujours une expérience utile à connaître (pour nous) et qu’il n’y aurait pas de dégâts de commis. Et Clifton avait cédé.
— Braun, dis-je, c’est un garçon qui monte. Très brillant.
Il ne fit aucun commentaire. Je cherchais à me souvenir de ce que Bonforte avait écrit à son propos dans le dossier Farley. Braun… Brillant… Travailleur… Esprit d’analyse… Quoi d’autre ? Non ! ah si ! « peut-être un rien trop aimable ». Mais cela ne suffit pas à condamner un homme. Certes, Bonforte n’avait rien dit au sujet de cesqualités aussi parlantes que la loyauté ou l’intégrité. Ce qui, peut-être, ne signifiait rien non plus, puisque aussi bien les archives Farley ne constituaient pas un recueil d’études de caractères mais seulement une documentation.
L’empereur écarta la liste :
— Joseph, avez-vous l’intention de faire entrer les Nids martiens dans l’Empire, tout de suite ?
— Mais… certainement pas avant les élections générales, Majesté.
— Enfin, vous savez très bien que je veux dire « après » les élections. Et avez-vous oublié également que vous m’appelez « Guillaume ». Majesté… Sire… de la part d’un homme qui a six ans de plus que moi, c’est stupide :
— Bien, Guillaume !
— Vous et moi, Joseph, nous savons que je ne dois pas m’occuper de politique. Nous savons également que c’est de la bêtise de le supposer. Joseph, vous avez passé toutes ces années loin du pouvoir à faire le nécessaire pour que les Nids souhaitent adhérer à l’Empire. (Il désignait ma baguette de vie et de mort.) Je crois que vous y êtes parvenu. Si vous êtes vainqueur aux élections, vous devriez pouvoir vous arranger pour que la Grande Assemblée m’autorise à proclamer l’entrée de Mars dans l’Empire. Alors ?
J’y réfléchissais :
— Guillaume, dis-je, lentement, vous savez que c’est exactement ce que nous avons l’intention de faire. Vous devez avoir une bonne raison de soulever ce problème.
Il vida son verre et m’observa, réussissant à ressembler à un épicier de Nouvelle Angleterre en train de remettre un estivant à sa place :
— Vous me demandez mon avis ? La Constitution exige que ce soit moi qui vous le demande et non le contraire.
— Votre avis m’est précieux, Guillaume. Mais je n’affirme pas que je le suivrai.
Il éclata de rire :
— Oui ! On peut dire qu’il ne vous arrive pas souvent de promettre quelque chose. Bon… admettons que vous obteniez la majorité aux élections. Mais avec une marge telle que vous éprouviez une certaine difficulté à faire voter le projet de loi accordant aux Nids la citoyenneté d’Empire. Dans ce cas-là, je vous conseillerais de ne pas poser la question de confiance. Si vous êtes mis en minorité sur ce projet-là, vous vous le tenez pour dit et vous restez en place jusqu’à la fin de la législature.
— Et pourquoi le ferais-je, Guillaume ?
— Parce que vous et moi, Joseph, nous sommes patients. Vous voyez ça (et il désignait la plaque de marbre gravée de ses armoiries avec la devise : Je maintiendrai !), ça manque d’éclat, mais l’éclat, ce n’est pas l’affaire des rois. Les rois sont là pour conserver. Pour rester en place. Le roi doit épouser la vague… Stop. Constitutionnellement parlant, cela ne devrait me faire ni chaud ni froid que vous restiez au pouvoir ou que vous l’abandonniez. Mais ce qui compte pour moi, par exemple, c’est que l’Empire ne s’effondre pas. J’estime que si vous réussissez à l’emporter sur cette affaire martienne, immédiatement à la rentrée de la Chambre, vous pouvez vous permettre d’attendre. Vos autres réalisations vous rendent populaire. Vous ramasserez des voix aux élections partielles et plus tard vous viendrez me voir pour m’annoncer que je puis ajouter « Empereur de Mars » à mes autres titres. C’est pour ça que je vous dis : Ne vous dépêchez pas.
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