— Écoutez, Smythe, on ne vous a pas engagé pour écrire des discours. On vous paie pour…
Je ne devais jamais savoir pour quoi on me payait à cause de Dak qui l’interrompit à ce moment précis :
— Ça suffira comme ça, Bill, dit-il, et à l’avenir, un peu moins de Smythe et un peu plus de Chef, s’il te plaît… Alors, Rog, qu’est-ce que tu en dis ?
Clifton se tourna vers moi :
— Si je comprends bien, Chef, ce qui vous embarrasse est une simple question de… de façons de s’exprimer et de manière de dire ?
— Oui. Ou plutôt pas tout à fait. Je serais, aussi, d’avis de couper l’attaque personnelle contre Quiroga, et l’insinuation que c’est la Finance qui le paie. Cela ne me paraît pas être tout à fait du Bonforte.
— C’est moi-même qui ai introduit cela dans le discours, expliqua-t-il, mais sans doute avez-vous raison là aussi, Chef. Il a toujours accordé à chacun le mérite du doute, lui… Écoutez, vous allez faire les modifications qui vous paraîtront nécessaires. Nous enregistrons et, une fois enregistré, on verra bien. On pourra toujours opérer des coupures à ce moment-là. Ou même ne pas diffuser « pour des raisons techniques indépendantes de notre volonté »… Voilà ce qu’on va faire, Bill.
— Nom de Dieu ! c’est un exemple scandaleux de…
— Assez discuté, Bill, ce sera ça et pas autrement.
Corpsman prit congé en hâte. Clifton poussa un soupir. Puis il reprit :
— Ce sacré Bill, il n’a jamais pu supporter que quelqu’un d’autre que M. Bé lui donne des instructions… Mais c’est un garçon qui connaît son affaire. Enfin. Dites-moi, Chef, vous serez prêt à quelle heure, s’il vous plaît ? Nous passons à seize cents, ça vous va ?
— Je serai prêt à l’heure.
Penny me suivit jusqu’à mon bureau. Une fois la porte fermée :
— Ma petite Penny, lui dis-je : je n’aurai pas besoin de vous d’ici quelques heures. Mais si vous vouliez aller me demander encore quelques-unes de ses pilules au toubib, vous seriez tout à fait aimable. Il se peut que j’en aie besoin.
— Très bien, monsieur… Euh, Chef… ?
— Oui, Penny, qu’y a-t-il ?
— Je voulais simplement vous dire que vous ne deviez pas croire ce que Bill vous disait au sujet des discours du Chef.
— Mais voyons, Penny, je ne l’ai pas cru. J’ai lu ses discours.
— Oui ! très souvent Bill soumet des projets de discours. Et Rog également. Et même, il m’est arrivé à moi de le faire. Il… il est prêt à utiliser les idées de tout le monde. S’il les trouve bonnes. Mais quand il prononce un discours, c’est son discours à lui et à personne d’autre. Pas un mot qui ne soit pas de lui.
— Je vous crois… je sais trop ce que c’est. Ah ! s’il avait pu préparer celui-ci, s’il avait pu l’écrire d’avance !
— Oh ! Vous n’avez qu’à faire de votre mieux.
C’est ce que je fis.
Pour commencer, je me contentai de modifier quelques mots. De simplifier, de remplacer le mot abstrait par une expression compréhensible à la première audition. Après quoi, la sueur me monta au front, et le sang ! Je déchirai le tout et recommençai. C’est vraiment un comble de félicité pour un acteur de se trouver à même de récrire le rôle qui lui est destiné. Et ce n’est pas souvent que ça arrive.
Pour auditoire, je n’avais que la seule Penny. Dak m’avait juré que personne d’autre n’était branché sur moi. Je n’en soupçonne pas moins ce grand bon à pas grand-chose d’avoir triché et de m’avoir écouté de bout en bout. En trois minutes (les trois premières) j’avais réussi à faire fondre en larmes Penny. Et lorsque je m’arrêtai (vingt-huit minutes et trente secondes plus lard… le temps de l’annonce non compris) elle était sur les genoux.
Oh ! je n’avais pris aucune liberté avec la doctrine expansionniste telle qu’elle est proclamée par son prophète officiel : le très honorable John Joseph Bonforte. Non ! J’avais simplement refait un discours et reconstitué un message à partir, pour la plus grande partie, de phrases tirées d’autres discours de lui.
Autre chose. En parlant, je croyais intégralement ce que je disais.
Quel discours, ma parole !
Puis nous écoutâmes l’enregistrement et regardâmes la stéréo, en présence de Jimmy Washington, ce qui fit garder le silence à Bill Corpsman. Une fois la séance terminée.
— Qu’est-ce que vous en pensez, Rog ? demandai-je à Clifton. Est-ce qu’il faut couper quelque chose ?
Il retira son cigare de ses lèvres et dit :
— Non. Si vous voulez mon opinion, Chef, il faut la passer sans y changer un seul mot.
Corpsman fit de nouveau une sortie chargée de sens. Mais Jimmy Washington s’approcha de moi, les yeux baignés de larmes. (Quand on se trouve en chute libre, les larmes, quel fléau ! on ne sait pas où les mettre.)
— Monsieur Bonforte, disait Jimmy Washington. C’était beau !
Quant à Penny, impossible de parler.
Puis, j’allai me coucher.
Après une représentation vraiment bonne, je suis vidé.
Je dormis huit heures. Je m’étais attaché sur ma couchette. De manière à ne pas avoir à bouger. Entre le premier et le second signal, j’appelai le poste :
— Le capitaine Broadbent, s’il vous plaît.
— Une petite minute s’il vous plaît (c’était la voix du jeune Epstein). Le voici, monsieur Bonforte. (Puis la voix de Dak :)
— Oui, Chef ? Nous poursuivons notre itinéraire conformément aux ordres que vous nous avez donnés.
— Mais… sûrement.
— Je pense que M. Clifton s’apprête à vous rejoindre dans votre cabine, Chef.
— Bon. Très bien. Merci, Dak.
Un signal encore, puis Clifton fit son entrée dans ma cabine. Il semblait soucieux :
— Que se passe-t-il, Rog ?
— Chef, ils nous ont déclaré la guerre. Un coup droit. Le cabinet Quiroga vient de démissionner.
J’étais encore abruti de sommeil et je secouai la tête pour m’éclaircir les idées :
— Et alors, Rog, qu’est-ce qu’il y a de si terrible ? C’est bien le but que vous cherchiez à atteindre, n’est-ce pas ?
— Oui ! bien sûr, mais…
— Mais quoi ? Non ! Je ne vous comprends pas. Depuis des années, vos amis et vous travaillez pour que se produise ce qui se produit aujourd’hui. Voilà que ça y est, et à vous voir, on penserait à une fiancée qui a changé d’avis et qui décide qu’elle ne se marie pas. Les noirs n’ont pas marqué leur essai. Aux blancs de jouer. Bravo !… Ce n’est pas comme ça ?
— Vous ne comprenez rien à la politique.
— Mais bien sûr que non ! je me suis fais recaler à mon brevet de chef de patrouille du temps où j’étais boy-scout, ça m’en a guéri à jamais.
— Eh bien, vous saurez qu’il y a un moment pour tout.
— Mon père me le disait toujours… Vous voulez dire, Rog, que si vous étiez le gouvernement, Quiroga n’aurait pas donné sa démission. Mais pourquoi dites-vous qu’ils nous ont déclaré la guerre ?
— Laissez-moi vous expliquer. Notre véritable objectif était d’obtenir que l’Assemblée mette le ministère en minorité. A ce moment, élections générales. Mais à notre heure. Au moment où nous aurions été sûrs de gagner, c’est-à-dire d’obtenir la majorité.
— Alors vous ne croyez pas que vous puissiez l’obtenir à présent ? Vous estimez donc que Quiroga va reprendre le pouvoir pour cinq années complètes ? Sinon Quiroga, du moins le Parti de l’Humanité ?
— Non ! ce n’est pas exactement ça. Je crois que nous avons de bonnes chances de remporter un succès électoral.
— Mais alors, je dois rêver, vous voulez dire que vous ne voulez pas être les vainqueurs ?
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