Avec quel zèle j’étudiais le petit nombre de formes qu’il connaissait !
Malgré quoi, Penny devait se donner plus de mal que moi encore. Dak et elle savaient le martien. Mais, comme Dak était retenu presque continuellement au poste de commandement (on n’avait pas remplacé Jock), c’était à elle qu’incombait la corvée de m’instruire. Arrivés aux quelques derniers millions de kilomètres de notre dernière étape, nous bénéficions maintenant d’une accélération d’un G. Dak ne descendait pas. Et moi je faisais de mon mieux pour me mettre dans la tête le rituel, que je devais connaître, de la cérémonie d’Adoption. Avec l’aide de Penny.
Je venais de réciter le petit discours où j’exprimais mon acceptation et mon adhésion au Nid de Kkkah (discours d’initiation assez comparable dans son esprit à celui que prononce un jeune Juif, orthodoxe au moment où il atteint l’âge viril, mais fixé, invariable comme le monologue fameux de Hamlet…) ; je l’avais lu, ce discours, sans oublier une seule des fautes de prononciation de Bonforte, en y mettant tous les tics faciaux du modèle. Une fois terminé, je demandai à ma collaboratrice :
— Alors, comment c’était ?
— Vraiment très bien, m’avait répondu Penny.
— Merci, Petite-Tête-Frisée ! répondis-je. (J’avais chipé cette façon de l’appeler dans les archives sonores de Bonforte. C’était ainsi que Bonforte lui parlait quand il était de bonne humeur. Et c’était tout à fait dans le ton et en situation.)
— Je vous en prie, ne m’appelez pas ainsi.
Stupéfait, je la regardai, puis lui répondis, toujours « en situation » et tout à fait « dans le caractère ».
— Voyons, Penny-mon-chou…
— Et ne m’appelez pas comme ça non plus ! espèce d’imposteur, truqueur ! cabot !
Elle avait bondi sur ses pieds et couru aussi loin que les pas pouvaient la porter, c’est-à-dire jusqu’à la porte de la cabine, et là, me tournant le dos, les mains sur les yeux, les épaules secouées, elle sanglotait, furieuse.
Au prix d’un terrible effort sur moi-même, je m’évadai du personnage que j’incarnais, je laissai reparaître mes propres traits sur mon visage, rentrai le ventre, et répondis de ma vraie voix à moi :
— Miss Russel, voyons…
Elle s’arrêta de pleurer, fit volte-face, me jeta un coup d’œil et laissa tomber le menton.
Toujours de ma voix naturelle, j’ajoutai :
— Venez ici. Asseyez-vous.
Je crus qu’elle allait refuser.
Puis elle parut changer d’avis.
Enfin elle revint lentement sur ses pas, consentit à se rasseoir, les mains sur les genoux. Mais elle gardait l’expression de la petite fille qui « en a lourd sur la patate ».
J’attendis. Puis je parlai :
— Eh bien, oui, Miss Russel, je suis un acteur. Est-ce une raison pour que vous m’insultiez ?
Elle avait encore son air entêté :
— En tant qu’acteur, expliquai-je, je suis ici pour faire mon travail d’acteur. Vous savez pourquoi. Vous savez, comme moi, qu’on m’a forcé la main. Ce n’est pas un rôle que j’aurais pris les yeux ouverts, même dans un moment d’exaltation. Je déteste faire ce que je fais beaucoup plus que vous détestez me voir le faire. Malgré les assurances cordiales du capitaine Broadbent, je ne suis pas du tout sûr que je m’en tirerai sain et sauf. Et je tiens à ma peau. Je n’en ai pas de rechange… Je crois également que je sais pourquoi vous trouvez si difficile d’avoir à m’accepter. Mais ce n’est pas une raison pour compliquer encore la tâche, alors qu’il n’y a pas moyen de s’y dérober.
— Mmmmmmmmmmm…, fit-elle.
— Exprimez-vous plus clairement, lui dis-je.
— C’est malhonnête et c’est indécent ! dit-elle.
Je soupirai :
— Oui ! Vous avez raison. Certainement. Plus encore, c’est une tâche impossible ! Oui ! impossible si je ne dispose pas de l’appui inconditionnel de toute l’équipe. Si bien qu’il ne nous reste plus qu’une chose à faire, une seule, et c’est…
— Quoi ?
— Il ne nous reste plus qu’à appeler le capitaine Dak Broadbent et à le mettre au courant. On arrête tout.
Elle leva la tête, pour dire :
— Impossible, on ne peut pas faire ça. Impossible.
— Et pourquoi ne le ferions-nous pas ? Il vaut beaucoup mieux, je vous assure, tout annuler à présent que de donner notre petite représentation et de faire fiasco. Et je ne peux pas faire mon numéro dans ces conditions. Il faut l’admettre.
— Mais… mais il faut… C’est nécessaire.
— Pourquoi nécessaire, mademoiselle Russel ? Pour des raisons politiques ? La politique ne m’intéresse pas le moins du monde. Et je doute fort qu’elle vous intéresse réellement. Alors pourquoi faire ?
— Parce que… lui…
Elle s’était arrêtée, incapable de poursuivre, interrompue par les sanglots.
Je me levai. Allai jusqu’à elle. Lui mit la main sur l’épaule :
— Oui ! je sais. Parce que si nous ne le faisons pas, quelque chose qu’il a mis des années à bâtir s’écroulera. Parce qu’il ne peut le faire lui-même et que ses amis en le remplaçant cherchent à faire de telle sorte qu’on ne s’en aperçoive pas. Parce que ses amis ne veulent pas le trahir. Et que vous non plus, vous ne voulez pas le trahir… Mais que, néanmoins, cela vous déchire de voir quelqu’un d’autre que lui occuper la place qui lui appartient de droit. Et, en outre, parce que vous êtes à moitié folle de chagrin et de souci à cause de lui. N’est-ce pas ?
— Oui ! souffla-t-elle.
Je lui pris le menton et lui soulevai le visage :
— Je sais la raison pour laquelle vous me supportez si difficilement, ici, à sa place, jouant son rôle… C’est parce que vous êtes amoureuse de lui. Mais je fais de mon mieux pour lui. De mon mieux. Voyons, petite fille ! est-ce que c’est une raison pour que vous me rendiez mon travail cinq ou six fois plus difficile en me traitant comme si j’étais de la boue sur vos petites chaussures ?
Elle parut ébranlée. Un instant, je crus qu’elle allait me donner une paire de gifles. Puis elle s’effondra :
— Je regrette, je regrette terriblement. Je ne recommencerai pas.
Je lui lâchai le menton et sur un ton allègre :
— Dans ces conditions, on se remet tout de suite au travail.
Mais elle n’entendait rien :
— Est-ce que vous pourrez me pardonner ?
— Mais voyons, Penny, il n’y a rien à pardonner. Vous exagériez parce que vous l’aimez et parce que vous vous faites du mauvais sang pour lui. Allons, au boulot ! Il faut que j’atteigne la perfection. Et c’est maintenant une simple question d’heures.
Et, instantanément, je repris le rôle.
Elle remit l’appareil en marche. Une fois encore, j’étudiai le visage, les manières, la prononciation et les expressions de Bonforte. Puis, je fis couper le son et la stéréo projetant l’image de mon modèle, je doublai les images. Penny me regardait, regardait l’écran. Jusqu’à la fin du film. Alors je repris mon visage à moi :
— Comment c’était ? demandai-je.
— Parfait ! me répondit-elle.
Là, je souris de son sourire à lui :
— Merci, P’tite-Tête-Frisée, lui dis-je.
— Il n’y a vraiment pas de quoi, monsieur Bonforte.
Deux heures plus tard, nous atteignions le lieu du rendez-vous avec le Roi des Cloches.
Dak amena Roger Clifton et Bill Corpsman à ma cabine dès qu’ils furent arrivés à bord. Je les connaissais pour les avoir vus en image. Je me levai et je criai :
— Salut, Rog… Très content de vous voir, Bill !
J’avais la voix cordiale, mais sans y appuyer. Vu leurs habitudes et leur façon de vivre, un rapide voyage sur Terre, aller et retour, cela ne faisait que quelques jours de séparation. Rien de plus. Le Tom-Paine était en ce moment sous faible accélération, le temps de changer d’orbite et de commencer à en décrire une plus serrée que celle du Roi des Cloches.
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