— Voulez-vous essayer une seconde fois ? demanda Felk.
— Pas tout de suite, répondit Delagard, le visage buté, les yeux flamboyants d’une colère froide. Ce n’est peut-être pas un bon mouillage. Nous allons suivre le rivage vers l’ouest.
Mais la côte qu’ils longeaient était peu accueillante : rude, abrupte et sauvage. Le vent leur portait une odeur âcre de combustion. Des parcelles enflammées s’élevaient de la terre. L’air lui-même semblait embrasé. De loin en loin, des ondes télépathiques d’une puissance terrifiante leur parvenaient de l’île, de brèves et violentes secousses qui les plongeaient dans la confusion et le désarroi. Le soleil de midi était boursouflé et décoloré. Il ne semblait pas y avoir d’autre crique. Delagard, qui était descendu dans l’entrepont, remonta au bout d’un moment et annonça qu’il renonçait provisoirement à s’approcher du rivage.
La Reine d’Hydros s’éloigna des brisants, jusqu’à un endroit où la mer était parfaitement calme et peu profonde, ruisselante des couleurs qui s’élevaient d’un banc de sable irisé. Là, ils jetèrent l’ancre, pour la première fois depuis si longtemps.
Lawler alla trouver Delagard, accoudé au bastingage, le regard perdu dans le lointain.
— Alors ? dit-il. Quelle est votre première impression de votre paradis, Nid ? De votre pays de cocagne ?
— Nous trouverons un passage. C’est simplement parce que nous sommes arrivés du mauvais côté.
— Vous voulez y aborder ?
Delagard se tourna vers lui et lui fit face. Ses yeux injectés de sang, étrangement colorés par les torrents de lumière qui se déversaient autour d’eux, semblaient absolument morts, sans la moindre étincelle de vie. Mais quand il parla, sa voix était aussi résolue que jamais.
— Rien de ce que j’ai vu jusqu’à présent ne m’a fait changer d’avis sur quoi que ce soit, docteur. C’est ici que je veux m’établir. Jolly avait réussi à accoster et nous réussirons aussi.
Lawler se garda bien de répondre. Tout ce qu’il aurait pu dire eût immanquablement provoqué une explosion de fureur chez Delagard.
Mais brusquement le visage de l’armateur s’éclaira d’un sourire. Il se pencha et donna une petite tape amicale sur l’épaule de Lawler.
— Allons, docteur, ne prenez pas un air si grave ! Bien sûr que cet endroit est extrêmement mystérieux. C’est évident. Sinon, pourquoi les Gillies s’en seraient-ils tenus à l’écart pendant tout ce temps ? Et il est évident que ce qui nous arrive de la Face nous semble très étrange. C’est parce que nous n’y sommes pas habitués. Mais cela ne signifie pas que nous devions en être effrayés. Ce n’est, somme toute, qu’un tas d’impressions visuelles. Une décoration, des rubans sur le paquet. Cela ne veut rien dire. Rien de rien.
— Je suis content de voir que vous êtes toujours sûr de vous.
— Oui, moi aussi. Écoutez, doc, ayez confiance. Nous y sommes presque. Nous sommes arrivés jusqu’ici et nous irons jusqu’au bout. Il n’y a pas à s’inquiéter. Détendez-vous un peu, doc, ajouta-t-il avec un nouveau sourire. Savez-vous que j’ai retrouvé hier soir un peu de l’alcool de Gospo ? Descendez donc dans ma cabine dans une ou deux heures. Tout le monde y sera. Nous allons faire une petite fête. Nous allons célébrer notre arrivée.
Lawler se présenta le dernier. Tassés dans la petite pièce à l’air vicié, ils étaient tous rassemblés en demi-cercle autour de Delagard. Sundira était assise entre l’armateur et Kinverson, puis venaient Neyana et Pilya, Gharkid et Quillan, Tharp, Felk et Lis. Tout le monde avait un gobelet d’alcool. Une bouteille vide et deux pleines étaient posées sur la table. Adossé à la cloison, la tête rentrée dans les épaules, dans cette attitude qui lui était particulière, à la fois défensive et agressive, Delagard faisait face à l’ensemble du groupe. Il avait l’air d’un possédé. Ses yeux étaient brillants, presque fiévreux. Son visage, mal rasé et portant les marques d’une irritation cutanée, était empourpré et couvert de sueur. Lawler eut brusquement l’impression que leur capitaine était au bord d’une crise : une éruption interne, une violente explosion, la libération de toutes les émotions accumulées et depuis trop longtemps contenues.
— Prenez un verre, doc, dit Delagard.
— Oui, je veux bien. Mais je croyais que vous étiez en rupture de stock.
— Moi aussi, dit Delagard. Mais je me trompais.
Il remplit le gobelet à ras bord et le poussa sur la table vers Lawler.
— Alors, comme ça, docteur, vous n’aviez pas oublié l’histoire de Jolly sur la cité sous-marine ?
Lawler but une grande gorgée et attendit que l’alcool soit descendu dans son estomac.
— Comment savez-vous ça ?
— C’est Sundira qui me l’a dit. Elle m’a dit que vous lui en aviez parlé.
— Oui, dit Lawler avec un petit haussement d’épaule, cela m’est revenu à l’esprit hier, tout à fait par hasard. Je n’y avais pas pensé depuis des années. C’était le plus beau de l’histoire de Jolly et je l’avais oublié.
— Moi, je ne l’avais pas oublié, dit Delagard. Et je viens de raconter tout cela aux autres pendant que nous vous attendions. Alors, docteur, qu’en pensez-vous ? Est-ce que Jolly racontait des conneries, à votre avis ?
— Sur une cité sous-marine ? Comment cela serait-il possible ?
— Je me souviens que Jolly parlait d’un tunnel de gravitation. Super-technologie pour super-Gillies.
Delagard imprima un mouvement de rotation à son gobelet et le liquide commença à tourner à l’intérieur du récipient. Lawler se rendit compte que le capitaine avait déjà beaucoup bu.
— Tout comme vous, reprit Delagard, cela a toujours été mon histoire préférée. Savoir que les Gillies ont décidé, il y a un demi-million d’années, d’aller vivre sous l’océan. Vous vous souvenez qu’ils ont dit à Jolly qu’il y avait des terres sur cette planète ? Des îles de grande taille et même des petits continents. Mais ils en avaient détruit la plus grande partie et utilisé les matériaux pour construire des salles hermétiques auxquelles on accédait par leur tunnel de gravitation. Et quand tout fut prêt, ils s’installèrent au fond et ils refermèrent la porte derrière eux.
— Et vous croyez à cette histoire ? demanda Lawler.
— Probablement pas. C’est quand même un peu dur à avaler. Mais elle est pourtant belle, n’est-ce pas, doc ? Une race supérieure de Gillies qui vit au fond de l’eau, les maîtres de la planète. Ils ont laissé leurs cousins de province sur les îles flottantes pour exploiter la planète en surface et les approvisionner. Et tous les êtres vivants d’Hydros, les Gillies des îles, les bouches et les plates-formes, les plongeurs, les poissons-taupe et tous les autres, jusqu’aux râpeurs, sont unis en un gigantesque écosystème planétaire dont l’unique fonction est de satisfaire les besoins de ceux qui vivent dans la cité sous-marine. Et les Gillies des îles sont persuadés qu’après leur mort, ils viendront vivre sur la Face. Demandez à Sundira, si vous ne me croyez pas. Cela signifie nécessairement qu’ils espèrent descendre sous l’eau et mener une existence aisée dans la cité secrète. Peut-être les plongeurs le croient-ils aussi. Et les râpeurs.
— Cette cité n’est que l’invention d’un vieux fou, dit Lawler. C’est un mythe.
— Peut-être, dit Delagard. Mais allez savoir.
L’armateur lui adressa un mince sourire glacial.
Sa maîtrise de soi était d’une intensité effrayante, irréelle, menaçante.
— Admettons que ce ne soit pas un mythe, reprit-il. Imaginons que ce que nous avons vu ce matin, toute cette incroyable sarabande de lumière à donner le frisson, soit en fait une énorme machine biologique qui fournit l’énergie nécessaire à la cité cachée des Gillies. Les plantes qui poussent là-bas sont en métal, je suis prêt à le parier. Elles font partie de la machine. Elles plongent leurs racines dans la mer et leur rôle est d’extraire des minéraux et d’élaborer de nouveaux tissus à partir d’eux. Et aussi d’accomplir toutes sortes de fonctions mécaniques. Quelque part sur l’île il doit y avoir un gigantesque réseau électrique. Je parierais qu’en plein milieu il y a un collecteur solaire, un accumulateur qui produit l’énergie que tous les composants semi-vivants de cette installation envoient vers la citée engloutie. Ce que nous avons reçu, c’est l’excédent d’énergie. Nous l’avons senti crépiter dans l’air et nous brouiller les idées. Mais nous n’allons pas nous laisser faire. Nous sommes assez intelligents pour rester hors de sa portée. Voici ce que je propose : nous allons longer la côte en restant à une distance suffisante jusqu’à ce que nous arrivions à l’entrée de la cité cachée, et alors…
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