— Peut-être. Mais rien n’est moins sûr.
— Cela tombe sous le sens. Pourquoi les Gillies construisent-ils des îles ? Parce que leur espèce a évolué d’une forme aquatique et qu’elle a besoin de terre ferme pour vivre ? La théorie me semble tout à fait raisonnable. Mais imaginons maintenant une évolution inverse. Imaginons que les Gillies aient été à l’origine une espèce terrestre et que ceux qui sont restés à la surface de l’eau à l’époque de la migration souterraine se soient transformés en une espèce semi-aquatique quand la terre ferme a disparu. Cela expliquerait…
— Vos raisonnements scientifiques sont semblables à vos raisonnements théologiques, le coupa Lawler d’un ton las. Vous partez d’une proposition illogique, puis vous accumulez toutes sortes d’hypothèses et de conjectures dans l’espoir de lui donner un sens. Si vous tenez absolument à croire que les Gillies en ont brusquement eu assez de vivre en plein air, qu’ils se sont bâti un refuge au fond de l’océan en arasant tout le relief de la planète et qu’ils se sont amusés à laisser à la surface de l’eau un type mutant amphibie, ce n’est pas moi qui vous en empêcherai ! Cela m’est parfaitement égal. Mais croyez-vous aussi que Delagard soit capable d’envahir cette cité sous-marine et d’en faire la conquête comme il nous l’a expliqué ?
— Eh bien…
— Écoutez, dit Lawler, pour moi cela ne fait aucun doute : cette cité magique n’existe pas. Moi aussi, j’ai discuté avec le vieux Jolly et il m’a toujours donné l’impression d’avoir le cerveau fêlé. Mais même si l’entrée se trouvait dans la prochaine échancrure de la côte, il nous serait absolument impossible de l’envahir. Les Gillies nous écraseraient en cinq minutes. Écoutez-moi bien, mon père, poursuivit-il en se rapprochant du prêtre, la seule chose à faire, c’est de mettre Delagard aux arrêts dans sa cabine et de foutre le camp d’ici aussi vite que possible. Telle était mon opinion il y a quelques semaines, puis j’ai changé d’avis, mais je vois bien maintenant que j’étais dans le vrai. Cet homme a le cerveau dérangé et nous n’avons rien à faire ici.
— Non, dit Quillan.
— Non ?
— Delagard a peut-être l’esprit aussi dérangé que vous le dites et ses projets sont peut-être de la pure folie, mais, si vous essayez de les contrecarrer, ne comptez pas sur moi pour vous soutenir. Bien au contraire.
— Vous voulez continuer à tourner autour de la Face sans vous soucier des dangers ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Vous savez très bien pourquoi. Lawler demeura silencieux pendant quelques instants.
— Oui, dit-il enfin, mais cela m’était sorti de l’esprit. Les anges, le paradis… Comment ai-je pu oublier que vous avez été le premier à encourager Delagard à venir ici, que vous aviez vos propres motivations qui étaient bien différentes des siennes.
D’un geste dédaigneux, Lawler tendit le bras vers la végétation kaléidoscopique qui occupait le rivage de la Face.
— Vous vous imaginez toujours que c’est le pays des anges ? Ou des dieux ?
— D’une certaine manière, oui.
— Et vous croyez toujours que ce sera le lieu de votre rédemption ?
— Oui.
— Par quoi serez-vous racheté ? Par des lumières et par des sons ?
— Oui.
— Vous êtes encore plus fou que Delagard.
— Je comprends ce qui vous incite à le penser, dit le prêtre.
— Je vous imagine en train de pénétrer à ses côtés dans la cité souterraine des Gillies, fit Lawler avec un rire âpre. Il brandit une gaffe et vous portez une croix. Vous chantez des hymnes, vous sur un ton, lui sur un autre. Les Gillies s’avancent et se jettent à vos genoux. Vous les baptisez l’un après l’autre, puis vous leur expliquez que Delagard est leur nouveau roi.
— Lawler, je vous en prie !
— De quoi me priez-vous ? Vous voulez que je vous tapote la tête et que je vous dise à quel point je suis impressionné par la profondeur de vos idées ? Puis que je redescende pour aller faire part à Delagard de ma gratitude d’avoir un chef si inspiré ? Non, mon père. Je suis à bord d’un navire commandé par un fou qui, agissant de connivence avec vous, nous a conduits dans l’endroit le plus bizarre et le plus dangereux de la planète. Cela ne me plaît pas et je veux repartir.
— Si seulement vous acceptiez de voir ce que la Face a à nous offrir…
— Je sais ce que la Face a à nous offrir. La mort, mon père. Nous allons mourir de faim, de soif, ou pis encore. Vous voyez ces lumières qui ne cessent de danser là-bas ? Vous sentez ces étranges décharges électriques dans l’air ? Tout cela ne me dit rien qui vaille. Tout cela me paraît en fait extrêmement dangereux. Est-ce là votre conception de la rédemption ? La mort ?
Quillan tourna brusquement vers lui un regard hébété, égaré.
— N’est-il pas vrai, poursuivit Lawler, que votre Église considère le suicide comme un des péchés les plus graves ?
— C’est vous qui parlez de suicide, pas moi !
— C’est pourtant vous qui êtes résolu à le commettre.
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, Lawler. Et, dans votre ignorance, vous déformez tout.
— Vraiment ? demanda le médecin. Vous le croyez vraiment ?
Dans l’après-midi, Delagard donna l’ordre de lever l’ancre et ils repartirent vers l’ouest en longeant toujours la côte. Une brise de mer chaude et soutenue soufflait, comme si l’île immense essayait de les attirer à elle.
— Val ! cria Sundira.
Il leva la tête. Elle était juste au-dessus de lui, occupée à réparer un hauban sur la vergue de misaine.
— Où sommes-nous, Val ? Et que va-t-il nous arriver ?
Elle frissonnait malgré la chaleur tropicale et lançait des regards inquiets dans la direction de la grande île.
— J’ai l’impression que ma théorie d’une destruction nucléaire était erronée. Mais cet endroit me fait peur !
— Oui.
— Et pourtant, je me sens attirée. J’ai toujours envie de savoir ce qu’est vraiment la Face.
— C’est un endroit d’où ne peuvent venir que des dangers, dit Lawler. Et cela, on peut le voir d’ici.
— Ce serait si facile de mettre le cap sur le rivage… Nous pourrions le faire, là, tout de suite, Val, juste toi et moi…
— Non.
— Pourquoi pas ?
Mais sa voix manquait singulièrement de conviction ; elle paraissait aussi indécise que lui. Ses mains tremblaient si fort qu’elle laissa échapper son maillet. Lawler l’attrapa au vol et le lui relança.
— Que se passerait-il, à ton avis, si nous nous approchions de la côte ? Si nous prenions pied sur la Face ?
— Je préfère ne pas être celui qui apportera la réponse, dit Lawler. Que Gabe Kinverson y aille donc, puisqu’il est si courageux. Ou le père Quillan. Ou Delagard. C’est lui qui a eu l’idée de venir : il n’a qu’à descendre à terre lui-même. Moi, je reste ici et je regarde ce qui se passe.
— Tu n’as sans doute pas tort, et pourtant…
— Tu es tentée d’y aller ?
— Oui.
— Cette île exerce une attraction, c’est vrai. Moi aussi, je le sens. Comme si une voix intérieure me disait : Approche-toi, viens voir, regarde ce qu’il y a ici. Il n’existe rien de plus beau au monde. Il faut absolument que tu viennes voir. C’est complètement fou, non ?
— Oui, dit Sundira, tu as raison. C’est complètement fou.
Elle garda le silence pendant un moment et se concentra sur son travail. Puis elle redescendit. Lawler avança une main timide et hésitante vers son épaule nue. Elle poussa un petit soupir, se serra contre lui et, côte à côte, ils regardèrent la mer aux couleurs chatoyantes, le soleil gonflé qui descendait sur l’horizon et l’explosion de lumière qui s’élevait de l’île.
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