De nuit, le spectacle était encore plus féerique qu’à la lumière du jour. À la clarté froide de la Croix et des trois lunes, à laquelle la lointaine Aurore ajoutait sa lumière atténuée, les habitants des bancs coralliens se montraient, sortant d’une multitude d’anfractuosités creusées dans les récifs. De longues lanières, tantôt écarlates, tantôt d’un rose tendre, jaune soufre pour telle variété de corail, bleu-vert pour telle autre, qui se déroulaient et lançaient vivement la tête en avant, qui toutes agitaient frénétiquement l’eau pour avaler les organismes minuscules qui y vivaient en suspension. Entre les formations coralliennes apparaissaient des animaux serpentins à l’aspect stupéfiant, tout en yeux, en dents et en écailles brillantes, qui ondulaient avec application sur le fond sablonneux où restaient imprimées les gracieuses arabesques dessinées par leur ventre. Leur corps luminescent émettait des pulsations de lumière verte. Sortant à leur tour de leur myriade d’antres ténébreux paraissaient enfin ceux qui semblaient être les rois de ces récifs, des octopodes rouges et ventrus au corps gonflé, boursouflé, opulent, protégé par de longs tentacules qui s’enroulaient et ondulaient sans cesse, et d’où émanait une terrifiante lumière palpitante d’un blanc bleuté. La nuit, chaque affleurement corallien devenait un trône pour ces gros octopodes qui s’y installaient en luisant béatement et en surveillant tranquillement leur domaine de leurs yeux brillants, jaune-vert, plus larges qu’une main d’homme aux doigts écartés. Il était impossible d’échapper au regard de ces yeux quand on se penchait dans l’obscurité par-dessus le plat-bord pour contempler les merveilles de ce monde sous-marin. C’était un regard fixe, rempli d’assurance, voire de suffisance, qui n’exprimait ni curiosité ni crainte. Et ces grands yeux semblaient dire : Ici nous sommes les maîtres et, pour nous, vous ne comptez pas. Venez, sautez, nagez vers nous et laissez-nous profiter de vous. Et de grands becs jaunes acérés s’ouvraient comme pour dire : Venez à nous. Venez à nous. C’était une puissante tentation.
Les affleurements coralliens commencèrent à s’espacer, devinrent de plus en plus clairsemés et finirent par disparaître. Le fond de la mer demeura sablonneux pendant quelque temps, puis, brusquement, le sable blanc et miroitant disparut et la mer turquoise, si claire et limpide, retrouva la teinte d’un bleu sombre et opaque des eaux profondes tandis que, sur sa surface ridée, clapotaient de petites vagues.
Lawler commençait à se demander si le voyage finirait un jour. Le navire n’était plus seulement une île sur laquelle il vivait ; il constituait maintenant la totalité de son univers. Il avait le sentiment de devoir y rester jusqu’à la fin de ses jours et les autres bâtiments voguant à proximité représentaient des planètes voisines dans les espaces intersidéraux.
Le plus étonnant était qu’il ne trouvait pas grand-chose à y redire. Entièrement pris par le rythme du voyage, il avait appris à apprécier le tangage incessant, à accepter les petites privations et même à goûter les visites occasionnelles de monstres marins. Il s’était fait à cette nouvelle vie, il s’était adapté. Était-il en train de s’amollir ? Ou bien avait-il acquis une sorte d’ascétisme, n’avait-il plus véritablement de besoins, s’était-il plus ou moins détaché des choses matérielles ? Peut-être. Il se dit qu’il devrait en parler au père Quillan dès que l’occasion se présenterait.
Dann Henders s’était ouvert l’avant-bras sur une gaffe en aidant Kinverson à remonter à bord un énorme poisson de la taille d’un homme et qui se débattait vigoureusement. Sa provision de bandages étant épuisée, Lawler descendit dans la cale pour aller en chercher d’autres. Depuis sa rencontre avec Kinverson et Sundira, il se sentait un peu mal à l’aise chaque fois qu’il s’enfonçait dans les entrailles du navire. Il supposait qu’il leur arrivait encore de se réfugier dans la cale pour y trouver une certaine intimité et il ne voulait surtout pas tomber sur eux une seconde fois.
Mais, avant de descendre, il avait vu Kinverson sur le pont, occupé à vider son poisson. Lawler fouilla pendant un certain temps dans la pénombre des profondeurs de la cale où flottait une odeur de moisi. Puis il fit demi-tour et s’apprêtait à remonter quand, dans la coursive étroite et mal éclairée qu’il suivait, il faillit heurter Sundira Thane qui arrivait en sens inverse.
Elle sembla aussi étonnée que lui de le trouver là et sa surprise paraissait sincère.
— Val ? murmura-t-elle, les yeux écarquillés, en faisant précipitamment un pas en arrière pour ne pas le heurter.
Mais une violente embardée du navire la précipita vers l’avant, droit dans les bras de Lawler.
Ce ne pouvait qu’être accidentel ; jamais elle n’aurait agi d’elle-même avec une telle effronterie. Prenant appui sur la pile de caisses qui se dressait derrière lui, Lawler lâcha son paquet de bandages et saisit la jeune femme qui tournoyait vers lui comme une poupée lancée à toute volée par une fillette coléreuse. Il referma les bras autour de sa taille et la remit d’aplomb sur ses jambes. Le navire commença de tanguer dans l’autre sens et il resserra son étreinte pour l’empêcher de se faire projeter contre la cloison. Ils demeurèrent ainsi, nez contre nez, les yeux dans les yeux, pouffant de rire.
Puis le navire se redressa et Lawler se rendit compte qu’il la serrait encore contre lui. Et qu’il y prenait plaisir.
Et son prétendu ascétisme ? Au diable l’ascétisme ! Au diable !
Ses lèvres s’approchèrent de celles de Sundira, à moins que ce ne fût le contraire. Quand il y repensa par la suite, il fut incapable de savoir précisément ce qui s’était passé. Mais le baiser fut long, ardent et profond. Après cela, bien que les mouvements du navire eussent perdu de leur amplitude, il ne trouva aucune raison de la lâcher. Ses mains commencèrent à se déplacer, l’une parcourant le creux des reins, l’autre glissant lentement vers la croupe ferme et musclée, et il la serra encore plus fort contre lui, à moins que ce ne fût elle qui se serra très fort contre lui. Cela non plus, il n’aurait su le dire avec précision.
Lawler ne portait qu’un pagne de tissu jaune autour de la taille. Sundira était vêtue d’une légère tunique grise qui descendait jusqu’aux hanches. Les vêtements n’offrirent guère de résistance. Tout se passait d’une manière simple, méthodique, prévisible, mais qui, pour être prévisible, n’avait rien de terne. Il y avait au contraire la clarté, la netteté, la précision inévitable, mais aussi le caractère mystérieux, infiniment prometteur d’un rêve. Comme dans un rêve, Lawler explora sa peau. Elle était douce et chaude. Comme dans un rêve, Sundira laissa courir les doigts sur sa nuque. Comme dans un rêve, il fit passer sa main droite du dos à la poitrine, entre leurs deux corps serrés ; il la fit glisser dans le creux à peine marqué entre les seins petits et fermes, là où il avait un jour, un jour qui lui semblait remonter à plusieurs siècles, appliqué son stéthoscope pour l’ausculter ; il la fit descendre le long du ventre plat jusqu’à l’aine. Il enfonça la main ; elle fut toute mouillée. Sundira commença à prendre l’initiative, à le pousser en arrière, mais sans hostilité, cherchant juste, semblait-il, à le guider vers un endroit entre les empilements de caisses où ils auraient assez de place pour s’allonger, ou du moins pour s’étendre partiellement. Il lui fallut un petit moment pour comprendre.
Ils étaient à l’étroit, affreusement serrés, et ils avaient tous deux de longues jambes. Mais ils réussirent à se débrouiller, à trouver une position. Ni l’un ni l’autre n’ouvrit la bouche. Sundira était vive, fougueuse, rapide. Lawler était vigoureux et plein d’ardeur. Il leur suffit de quelques instants pour synchroniser leurs cadences et tout fonctionna parfaitement. À un moment, Lawler essaya de calculer depuis combien de temps il n’avait pas fait l’amour, mais il se força avec irritation à reporter toute son attention sur ce qu’il faisait.
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