Mais il n’était pas question de ralentir. Comme toutes les embarcations rapides, le glisseur devait constamment demeurer dans sa lame d’étrave. S’ils ralentissaient la cadence, ne fût-ce qu’un moment, ils retombaient et étaient happés par les flots. Aucun tentacule ne se glissa vers eux pendant le court trajet, aucune mâchoire aux dents acérées ne vint chatouiller la plante de leurs pieds. Des cordages avaient été lancés par-dessus le bordage de la Déesse de Sorve et ils furent hissés sur le pont.
La clavicule cassée était celle de Nimber Tanamind, un hypocondriaque chronique dont le problème médical ne pouvait nullement, cette fois, être mis en doute. Une bôme lui avait fracassé la clavicule gauche et tout le haut de son corps massif était gonflé et meurtri. Pour une fois, là encore, Nimber ne se plaignait pas. Peut-être était-ce le choc, peut-être la peur, peut-être était-il abruti de douleur ; adossé à un tas de filets, l’air hébété, ses yeux fixaient le vague. Il avait les bras tremblants et ses doigts étaient agités de curieuses petites secousses. Brondo Katzin et sa femme Eliyana se tenaient à ses côtés tandis que Salai, la femme du blessé, arpentait fiévreusement le pont.
— Nimber, dit Lawler en refoulant son émotion, car il le connaissait depuis sa plus tendre enfance. Qu’as-tu encore fait, sombre idiot ?
Tanamind souleva légèrement la tête. Il semblait avoir très peur. Il ne répondit pas et se contenta d’humecter ses lèvres. Malgré la fraîcheur, son front était couvert de gouttes de sueur luisantes.
— C’est arrivé il y a combien de temps ? demanda Lawler à Bamber Cadrell.
— À peu près une demi-heure, répondit le capitaine.
— Il a gardé toute sa connaissance depuis le début ?
— Oui.
— Vous lui avez donné quelque chose ? Un sédatif ?
— Juste un peu d’alcool, répondit Cadrell.
— Bon, dit Lawler, au travail. Couchez-le sur le dos… Voilà, bien à plat. Est-ce qu’il y a un oreiller ou quelque chose à glisser sous sa tête ? Oui, comme ça, entre les omoplates.
Il prit dans sa trousse un sachet d’analgésique.
— Allez me chercher un peu d’eau pour lui faire prendre cela, poursuivit-il. Et il me faut aussi des compresses. Eliyana ? À peu près de cette longueur et imbibées d’eau chaude…
Nimber ne gémit qu’une seule fois, quand Lawler exerça une traction sur ses épaules pour que les clavicules s’étirent et que la fracture se remette en place. Quand ce fut terminé, il ferma les yeux et sembla s’abîmer dans la méditation pendant que Lawler essayait de son mieux de résorber la tuméfaction et immobilisait le bras du patient pour éviter que la fracture se rouvre.
— Donnez-lui encore un peu d’alcool, dit le médecin quand il eut fini. Salai, ajouta-t-il en se tournant vers la femme de Nimber, ce sera à vous de le soigner. S’il a de la fièvre, donnez-lui un de ces sachets tous les matins. Si le côté de son visage commence à gonfler, appelez-moi. S’il se plaint d’avoir les doigts engourdis, prévenez-moi aussi. Tout ce qui pourrait le gêner d’autre n’aura probablement aucun caractère de gravité.
Puis il se tourna vers Cadrell.
— Bamber, je prendrais bien, moi aussi, un petit verre d’alcool.
— Tout se passe bien pour vous ? demanda Cadrell.
— Oui, depuis la disparition de Gospo, tout va bien. Et ici ?
— Absolument aucun problème.
— Cela fait plaisir à entendre.
Un échange de propos tout à fait banals, mais, depuis qu’il était monté à bord de la Déesse de Sorve , Lawler avait trouvé l’atmosphère fort guindée. Comment allez-vous, docteur, content de vous voir, bienvenue à bord… Un manque de naturel dans le contact, aucun échange de sentiments profonds. Même Nicko Thalheim, monté tardivement sur le pont, s’était contenté de sourire en faisant un petit signe de la tête. Lawler avait un peu le sentiment de ne plus être entouré de visages familiers, l’impression que tous ces gens, en quelques semaines, étaient devenus des étrangers. Lawler se rendit compte qu’il s’était totalement immergé dans une vie quasi insulaire à bord du navire de tête. Tout comme eux dans le microcosme constitué par la Déesse de Sorve . Il se demanda ce qu’il adviendrait de la petite communauté de Sorve quand elle se reformerait dans sa nouvelle patrie.
Le retour se passa sans incident. Une fois à bord de la Reine d’Hydros, il gagna directement sa cabine.
Sept gouttes d’extrait d’herbe tranquille. Et pourquoi pas dix ?
La nuit, accoudé au bastingage, écoutant la profonde et mystérieuse respiration de la mer, le regard dirigé vers les ténèbres impénétrables qui enveloppaient le navire, il arrivait souvent à Lawler de songer à la Terre disparue. Cette obsession qu’il avait de la planète de ses ancêtres semblait s’accroître de jour en jour, à mesure que la flottille faisait route sur les océans de la planète d’eau. Il s’efforçait sans se lasser de se représenter la Terre du temps où elle existait encore. Les vastes îles appelées pays, gouvernées par des rois et des reines, détenant une richesse et une puissance qui dépassaient l’entendement. Les guerres sanglantes. Les armes terrifiantes, capables d’anéantir des planètes. Puis la grande migration dans l’espace, le départ des myriades de vaisseaux spatiaux transportant les ancêtres de tous ces humains maintenant disséminés d’un bout à l’autre de la galaxie. Tous. Tous étaient issus de la même source, cette petite planète qui n’était plus.
Sundira, qui faisait une promenade nocturne sur le pont, apparut à côté de lui.
— Toujours en train de méditer sur le destin du cosmos, docteur ?
— Oui. Comme d’habitude.
— Quel est le thème de vos réflexions de la nuit ?
— L’ironie. Pendant de si longues années, les peuples de la Terre ont essayé de se détruire mutuellement au cours de leurs petites guerres mesquines et meurtrières, mais ils n’ont jamais réussi. Et c’est leur propre soleil qui, en explosant, y est parvenu en une seule journée.
— Heureusement que nous étions déjà partis nous établir sur les autres planètes.
— Oui, dit Lawler, le regard tourné vers les flots sombres infestés de monstres marins. Quelle chance nous avons eue !
Quand elle revint un peu plus tard, il n’avait toujours pas bougé.
— Vous êtes encore là, Valben ?
— Oui, je suis encore là.
C’était la première fois qu’elle l’appelait par son prénom et il trouva cela bizarre, presque déplacé. Il ne savait plus depuis combien de temps on ne l’avait pas appelé Valben.
— Pouvez-vous supporter encore une fois ma compagnie ?
— Bien sûr, répondit-il. Vous n’arrivez pas à dormir ?
— Je n’ai même pas essayé. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais il y a un service religieux dans l’entrepont.
— Et quels sont les fidèles qui y participent ?
— Le père Quillan, bien entendu. Lis et Neyana. Dann. Et Gharkid.
— Gharkid ? Il sort donc enfin de sa coquille, celui-là ?
— En fait, il se contente de regarder et d’écouter. C’est le père Quillan qui monopolise la parole. Il leur explique que Dieu est insaisissable, il leur dit qu’il sait à quel point il nous est difficile d’entretenir notre foi en un être suprême qui jamais ne nous parle, jamais ne nous donne la moindre preuve de sa réalité. Il dit qu’il sait que c’est un grand effort de garder la foi et qu’il ne devrait pas en aller ainsi, que ce ne devrait pas être un effort, que nous devrions accepter l’existence de Dieu les yeux fermés, mais que c’est trop difficile pour la plupart d’entre nous, etc. Et les autres boivent ses paroles. Gharkid écoute et, de temps en temps, il hoche la tête. C’est vraiment un type bizarre. Et vous, avez-vous envie de descendre et d’écouter le père Quillan ?
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