— Je veux que vous interrompiez la pêche sous toutes ses formes jusqu’à ce que nous nous soyons suffisamment éloignés de cette partie de l’océan. Je vais aller voir Dag Tharp pour lui demander de transmettre cet ordre aux autres bâtiments.
— Nous avons besoin de nourriture fraîche, docteur.
— Vous tenez à prendre la responsabilité d’examiner personnellement chaque prise pour vérifier si elle n’héberge pas ce végétal parasite ?
— Certainement pas !
— Alors, nous ne péchons plus rien par ici. C’est aussi simple que cela. Je préfère me nourrir pendant quelque temps de poisson séché plutôt que d’avoir le ventre rempli par une de ces saloperies. Pas vous ?
Kinverson inclina gravement la tête.
— Dommage, dit-il, il était bien beau.
Le lendemain, naviguant toujours dans la Mer Jaune, ils eurent à affronter leur première lame de fond. Ils étaient en mer depuis plusieurs semaines et le plus étonnant restait qu’il leur avait fallu attendre si longtemps.
Il était impossible d’échapper à ces phénomènes de marée. Les trois lunes de la planète, petites et au déplacement rapide, tournaient autour d’Hydros en décrivant des orbites compliquées qui se croisaient et se recroisaient. À intervalles réguliers, elles se trouvaient alignées de telle manière qu’elles exerçaient une puissante force de gravitation sur la sphère liquide autour de laquelle elles tournaient. Cela provoquait le soulèvement d’une énorme masse d’eau qui se déplaçait continuellement autour du ventre de la planète en mouvement. Des mouvements ondulatoires de moindre amplitude, produits par les champs de gravitation de chacune des lunes, suivaient des trajectoires obliques. Les Gillies avaient conçu leurs îles de manière qu’elles puissent résister aux lames sur la trajectoire desquelles elles se trouvaient nécessairement à un moment ou à un autre. En certaines occasions exceptionnelles, les lames de moindre amplitude croisaient la trajectoire de la plus importante et déclenchaient le phénomène baptisé la Vague. Les îles des Gillies étaient également construites pour résister à la Vague, mais les bateaux et les navires qu’elle surprenait en mer étaient emportés comme fétus de paille. La Vague était ce que les marins redoutaient plus que tout au monde.
Cette première lame n’était pas des plus redoutables.
C’était une journée lourde et humide avec un soleil pâle, diffus, exsangue. Martello, Kinverson, Gharkid, Pilya Braun, ceux du premier quart, étaient de service.
— Mer houleuse droit devant ! cria Kinverson de son poste dans la mâture.
Onyos Felk, qui était à la barre, saisit la lunette d’approche. Lawler, qui venait juste de monter sur le pont après avoir fait son bilan médical quotidien… avec le reste de la flottille, sentit le pont s’enfoncer et se cabrer sous lui, comme si le navire avait posé sa quille sur quelque chose de solide. Des embruns jaunâtres lui fouettèrent le visage.
Il leva la tête vers le poste de timonerie. Felk lui faisait de grands signes véhéments.
— Une lame ! cria le cartographe. Descendez vous mettre à l’abri !
Lawler vit Pilya et Léo Martello fixer les cordages qui retenaient les voiles. Quelques instants plus tard, ils se laissèrent tomber sur le pont. Gharkid était déjà descendu dans l’entrepont et Kinverson arrivait à son tour au pas de course.
— Venez, doc, lança-t-il en lui faisant signe de le suivre. Il ne fait pas bon rester sur le pont maintenant.
— D’accord, dit Lawler.
Mais il demeura encore quelques instants près du bastingage. Et il vit la lame. Elle se dirigeait droit sur eux, venant du nord-ouest, comme une sorte de petit message de bienvenue de la lointaine Grayvard. C’était une épaisse muraille d’eau grise dressée sur l’horizon qui fonçait sur eux à une vitesse impressionnante. Lawler imagina une sorte de bâton se déplaçant dans la mer, juste au-dessous de la surface, et soulevant cette puissante crête distendue. Un vent froid, chargé d’embruns, la précédait comme un sombre présage.
— Doc ? cria Kinverson de l’écoutille. Le pont risque d’être balayé par la lame.
— Je sais, dit Lawler.
Mais la puissance de l’énorme vague le fascinait et le retenait en haut. Kinverson disparut dans l’intérieur du navire avec un haussement d’épaules. Lawler était seul sur le pont. Comprenant que les autres pouvaient décider de fermer le panneau de l’écoutille et le laisser seul, il lança un dernier regard dans la direction de la vague et se précipita vers l’ouverture. Tout le monde, à l’exception de Henders et de Delagard, était rassemblé dans l’escalier et se préparait à affronter le choc imminent.
Kinverson referma le panneau de l’écoutille et poussa la barre.
Un étrange grincement s’éleva des profondeurs du navire, quelque part à l’arrière.
— Le magnétron se met en marche, dit Sundira Thane.
— Vous avez déjà vécu cela ? demanda Lawler en se tournant vers elle.
— Trop souvent. Mais, cette fois-ci, ce ne sera pas méchant.
Le grincement s’amplifia. Le magnétron envoya vers le noyau de la planète constitué de fer en fusion un flux magnétique capable de soulever le navire d’un ou deux mètres au-dessus de l’eau, un peu plus si nécessaire, juste ce qu’il fallait pour qu’il échappe au plus fort de la lame. Le champ de déplacement magnétique était l’unique appareil d’une technologie avancée que les humains venus des autres planètes de la galaxie avaient réussi à emporter sur Hydros. Dann Henders avait déclaré un jour qu’un appareil aussi puissant que le magnétron pourrait avoir des applications beaucoup plus utiles aux colons que de permettre aux navires de Delagard de rester à flot sur une mer très agitée. Henders était probablement dans le vrai, mais l’armateur gardait les magnétrons sous clé, à bord de ses navires. Les appareils étaient sa propriété, les joyaux de la couronne de l’empire maritime des Delagard, l’origine de la fortune familiale.
— Sommes-nous montés ? demanda Lis Niklaus d’une voix inquiète.
— Quand le grincement s’arrêtera, répondit Neyana Golghoz. Voilà… Ça y est.
Tout était silencieux.
Le navire flottait juste au-dessus de la crête de la lame.
Cela ne dura qu’un moment. Quelle que fût sa puissance, le magnétron avait ses limites. Mais un moment suffisait. La lame arriva et le navire passa doucement par-dessus, puis redescendit de l’autre côté, reprenant contact avec l’eau dans le creux formé à sa base. En reprenant sa place sur les flots, il trembla, oscilla et toute sa membrure tressaillit. L’impact fut plus violent que Lawler ne l’avait imaginé et il dut s’arc-bouter pour ne pas être jeté au sol.
Puis tout se calma et la quille se retrouva d’aplomb.
Delagard sortit par l’écoutille donnant accès à la cale, le visage illuminé par un grand sourire d’autosatisfaction. Dann Henders le suivait de près.
— Et voilà ! annonça l’armateur. C’est terminé ! Tout le monde à son poste ! En avant toute !
Dans le sillage de la lame, la mer légèrement agitée se balançait comme un berceau. Quand il remonta sur le pont, Lawler vit la lame qui s’éloignait vers le sud-est, une ondulation écumeuse à la surface de l’eau. Il vit le pavillon jaune du Soleil Doré , le rouge des Trois Lunes , le vert et noir de la Déesse de Sorve . Plus loin, il distingua les deux autres bâtiments qui n’avaient apparemment pas souffert.
— Cela n’a pas été trop dur, dit-il à Dag Tharp qui venait de monter derrière lui.
— Attendez, dit Tharp. Attendez un peu.
La mer changea de nouveau. Un courant froid et rapide venant du sud ouvrait un sillon dans les algues jaunes. Il n’y eut d’abord qu’une étroite saignée d’eau libre au milieu de l’écume, puis une bande plus large et enfin, quand la flottille atteignit le courant en son endroit le plus large, la mer alentour retrouva une couleur d’un bleu limpide.
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