C’était répugnant, mais très fertile. L’eau grouillait de vie, une vie étrange et inconnue. Des poissons à grosse tête, lourds et disgracieux, de la taille d’un homme, aux écailles d’un bleu terne et dont les yeux noirs paraissaient aveugles, furetaient autour des bateaux comme des souches flottantes. De loin en loin, un élégant léopard de mer à la peau veloutée surgissait de l’eau avec une effrayante vélocité et en avalait un d’une seule goulée. Un après-midi, une créature tubulaire et râblée, longue d’une vingtaine de mètres et à la mâchoire en forme de hachette, apparut brusquement entre le navire de tête et l’étrave du bâtiment de Bamber Cadrell, et commença à marteler l’eau dans le sillage du navire de tête, se dressant au-dessus de la surface de l’eau et se laissant frénétiquement retomber sur la pointe de sa mâchoire. Quand il eut terminé, des quartiers de poissons bleus à grosse tête étaient disséminés sur l’écume jaunâtre. Des répliques en miniature du poisson-hache montèrent à la surface et commencèrent à se nourrir. Les poissons-chair abondaient dans ces eaux. Ils nageaient en tourbillonnant et leurs tentacules effilés avaient l’éclat d’une lame, mais ils demeuraient prudemment hors de portée des lignes de Kinverson, exaspérant le grand pêcheur.
— Des myriades de petits animaux aux nombreuses pattes, au corps chatoyant et transparent, se taillaient dans la masse jaunâtre de larges passages qui se refermaient aussitôt derrière eux. Gharkid en remonta un plein filet. Ils se débattaient et se jetaient furieusement contre les mailles, paniqués par la lumière du soleil, essayant désespérément de regagner l’eau. Quand Dag Tharp suggéra, en manière de plaisanterie, qu’ils étaient peut-être bons à manger, Gharkid en fit aussitôt bouillir une poignée dans leur eau teintée de jaune et les mangea en affectant une totale indifférence.
— Pas mauvais, dit-il. Vous devriez goûter.
Une heure plus tard, comme il ne montrait aucun signe d’indisposition, plusieurs autres, au nombre desquels se trouvait Lawler, décidèrent de courir le risque. Ils mangèrent tout, pattes comprises. Les petits crustacés étaient croquants, avec un goût vaguement sucré, et apparemment nourrissants. Aucun de ceux qui en avaient mangé n’éprouva de troubles. Gharkid passa la journée au poste de pêche et en remonta des milliers dans son filet. Le soir, tout l’équipage fit bombance.
D’autres organismes de la Mer Jaune étaient moins utiles. Des méduses vertes, inoffensives, mais répugnantes, ayant trouvé le moyen de grimper le long de la coque, atteignirent en grand nombre le pont où elles commencèrent à se décomposer en quelques minutes. Il fallut toutes les repousser par-dessus bord, une tâche qui prit presque une journée entière. Les navires traversèrent une zone où les organes de fructification de grandes algues, en forme de hautes tours noires, qui s’élevaient dans le courant de la matinée à sept ou huit mètres au-dessus de la surface de l’eau, explosaient à la chaleur de midi et bombardaient les navires de milliers de petits grains durs qui obligeaient tout le monde à se précipiter à l’abri. Et il y avait des poissons-taupe dans ces parages. Par vagues de dix ou vingt, des escadrilles des animaux vermiformes survolaient les vagues en sifflant et en vrombissant sur une centaine de mètres, agitant désespérément leurs ailes membraneuses et pointues avec une énergie féroce avant de retomber dans l’eau. Ils passaient parfois assez près du navire pour que Lawler distinguât les rangées de poils rouges et drus sur leur dos, et il portait machinalement la main à sa joue gauche où une légère irritation subsistait après le choc avec la petite horreur volante.
— Pourquoi volent-ils comme cela ? demanda Lawler à Kinverson. Est-ce pour essayer d’attraper un animal vivant dans l’air ?
— Ce n’est pas un animal qui vit dans l’air, répondit Kinverson. Il y a plutôt quelque chose qui essaie de les attraper, eux. Quand ils voient une grande bouche s’ouvrir sous eux, ils décollent. C’est un bon moyen d’échapper au danger. L’autre occasion où ils volent, c’est pendant la saison des amours. Les femelles s’envolent en prenant un peu d’avance et les mâles les poursuivent. Ce sont ceux qui volent le plus vite et le plus loin qui touchent le gros lot.
— Ce n’est pas un mauvais système de sélection, si l’on recherche la vitesse et l’endurance.
— Espérons que nous n’aurons pas à les voir en action. C’est par milliers qu’ils volent. Ils remplissent tout le ciel et sont rendus fous par leur chasse !
— J’imagine ce que cela peut donner, dit Lawler en montrant l’écorchure sur sa joue. Un petit m’a heurté la semaine dernière.
— Quelle taille ? demanda Kinverson sans manifester la moindre curiosité.
— Une quinzaine de centimètres.
— Vous avez eu de la chance qu’il soit si petit, dit Kinverson. Il y a des tas de sales bêtes par ici.
Vous vivez trop dans le passé, docteur , avait dit Pilya Braun. Mais comment aurait-il pu en aller autrement ? Le passé vivait en lui : pas seulement la Terre, lointaine et mythique, mais Sorve, surtout Sorve où son sang et son corps, son cerveau et son âme s’étaient formés. Le passé ne cessait de fermenter en lui. Accoudé à la rambarde, le regard perdu dans l’étrange immensité de la Mer Jaune, Lawler sentit le passé remuer en lui.
Il avait dix ans et son grand-père venait de l’appeler dans son vaargh. Son grand-père, qui avait abandonné l’exercice de la médecine trois ans auparavant, passait maintenant toutes ses journées à se promener le long de la digue. Ratatiné, le teint jaunâtre, il était manifeste que le vieillard n’en avait plus pour très longtemps. Il était très vieux, assez vieux pour avoir gardé le souvenir de certains des colons de la première génération et de son propre grand-père, Harry Lawler, Harry le Fondateur.
— J’ai quelque chose pour toi, mon garçon. Viens, approche-toi. Tu vois cette étagère, Valben ? Celle où il y a les objets de la Terre. Apporte-les-moi, je te prie.
Il y avait quatre vestiges de la Terre, deux objets de métal plats et ronds, un autre plus gros, fait de métal rouillé, et un tesson de poterie peinte. Autrefois, il y en avait six, mais les deux autres, la statuette et le morceau de pierre, se trouvaient maintenant dans le vaargh du père de Valben. Le vieillard avait déjà commencé à transmettre ses possessions.
— Tiens, mon garçon, dit le grand-père. C’est pour toi. Cela appartenait à mon grand-père Harry, qui l’a lui-même reçu de son grand-père qui l’avait emporté en quittant la Terre. Et maintenant, c’est à toi.
Et le vieillard lui donna le tesson de poterie orange et noir.
— Pas à mon père ? Pas à mon frère ?
— C’est pour toi, dit le grand-père. Pour que tu te souviennes de la Terre. Et pour que tu te souviennes de moi. Fais bien attention de ne pas le perdre, mon garçon. Car nous ne possédons que six objets de la Terre et, si nous les perdons, nous n’en aurons plus. Prends, ajouta-t-il d’une voix pressante en refermant la main de l’enfant sur le tesson. Prends ! Cela vient de Grèce. Cela appartenait peut-être à Socrate, ou à Platon. Et maintenant, c’est à toi.
C’est la dernière fois qu’il avait parlé à son grand-père.
Pendant plusieurs mois, il avait emporté partout avec lui le fragment de poterie peinte. Et, chaque fois qu’il passait le doigt sur sa surface aux bords dentelés, il avait l’impression que la Terre prenait vie dans sa main, que Socrate, ou bien Platon, lui parlait par l’intermédiaire du tesson. Même s’il n’avait aucune idée de ce qu’ils avaient été.
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