Il avait quinze ans. Son frère Coirey, qui avait quitté Sorve pour prendre la mer, venait leur rendre visite. De neuf ans plus âgé que lui, Coirey était l’aîné des trois frères, mais le cadet, prénommé Bernat comme son père, était mort depuis si longtemps que Valben se souvenait à peine de lui. Coirey était destiné à devenir un jour le médecin de l’île, mais cela ne l’intéressait pas. L’exercice de la médecine l’aurait astreint à vivre sur une seule île alors que tout ce qu’il aimait, c’était la mer, encore la mer, toujours la mer. Coirey avait donc pris la mer et ils avaient reçu des nouvelles de différents endroits, de simples noms pour Valben : Velmise, Sembilor, Thetopal, Meisa Meisanda. Et maintenant, Coirey était là, en chair et en os, pour un bref séjour, une courte escale à Sorve pendant son voyage à destination d’une île nommée Simbalimak, dans une mer appelée la Mer d’Azur et si éloignée qu’elle aurait pu être sur une autre planète.
Valben n’avait pas vu son frère depuis quatre ans et il ne savait pas à quoi s’attendre. L’homme qui arriva avait le même visage que son père, le visage qui commençait aussi à devenir le sien, avec des traits énergiques, une mâchoire puissante, un long nez droit. Mais il avait la peau tellement hâlée par le soleil et le vent qu’on eût dit un vieux bout de peau de poisson-tapis. Il avait aussi une longue balafre sur la joue, une cicatrice violacée courant du coin de l’œil à la commissure des lèvres.
— C’est un poisson-chair qui m’a eu, expliqua-t-il. Mais je l’ai eu aussi. Tu es drôlement grand, toi ! poursuivit-il en frappant le bras de Valben du poing. Tu es aussi grand que moi ! Mais tu ne pèses pas lourd. Il te faut un peu de muscles sur les os ! Viens donc me voir un de ces jours, à Meisa Meisanda, poursuivit Coirey avec un clin d’œil. On sait ce que c’est de manger là-bas ! C’est un festin tous les jours ! Et les femmes ! Ah ! les femmes !
Il s’interrompit un instant, le front plissé.
— Tu t’intéresses aux femmes ? reprit-il. Mais oui, bien sûr ! Je me trompe ? Non. Alors, Val, qu’en dis-tu ? Dès que je reviens de Simbalimak, tu m’accompagnes à Meisa Meisanda.
— Tu sais bien que je ne peux pas partir d’ici, Coirey. J’ai mes études.
— Tes études ?
— Père m’apprend la médecine.
— Ah bon ! Je vois. C’est toi le prochain docteur Lawler. Mais tu peux quand même faire une petite balade en mer avec moi, avant de commencer.
— Non, dit Valben. Je ne peux pas.
C’est à cet instant qu’il comprit pourquoi c’est à lui que son grand-père avait donné le tesson de poterie de la Terre et non à son frère aîné.
Coirey n’était plus jamais revenu à Sorve.
Il avait dix-sept ans et il étudiait d’arrache-pied la médecine.
— Il est grand temps que tu fasses une autopsie avec moi, Valben, lui dit son père. Jusqu’à présent, tout ce que tu as appris n’est que de la théorie. Mais il faudra bien, tôt ou tard, que tu ouvres le paquet pour regarder ce qu’il y a à l’intérieur.
— Nous pourrions peut-être attendre que j’aie fini mes cours d’anatomie, dit-il. Cela me permettrait d’avoir une meilleure idée de ce que je vois.
— Il n’y a pas meilleure leçon d’anatomie qu’une autopsie, répliqua son père.
Et il le conduisit dans la salle d’opération où un corps recouvert d’une couverture de laitue de mer était étendu sur la table. Il souleva la couverture et Valben vit que le corps était celui d’une vieille femme aux cheveux gris dont les seins flasques tombaient de chaque côté, vers les aisselles. Quelques instants plus tard, il la reconnut et il comprit qu’il regardait la mère de Bamber Cadrell, Samara, l’épouse de Marinus. Comment aurait-il pu ne pas la connaître ; il n’y avait que soixante humains sur l’île et, bien évidemment, il les connaissait tous. Mais enfin… la femme de Marinus, la mère de Bamber… entièrement nue… allongée sur la table d’opération… est tombée dans son vaargh et ne s’est pas relevée. C’est Marinus qui l’a amenée ici. Sans doute le cœur, mais je tiens à en être absolument sûr et je veux que tu regardes, toi aussi.
Son père prit la sacoche contenant ses instruments de chirurgie.
— Moi non plus, je n’ai pas aimé ma première autopsie, Valben, reprit-il avec douceur. Mais c’est indispensable. Il faut que tu saches à quoi ressemblent un foie, une rate, des poumons et un cœur. Tu ne le sauras pas si tu te contentes d’en lire des descriptions. Il faut que tu connaisses la différence entre un organe sain et un organe malade. Et nous n’avons pas beaucoup de cadavres sur lesquels travailler ici. C’est une occasion que je ne peux pas laisser passer.
Il choisit un scalpel en montrant à Valben la manière de le tenir et pratiqua la première incision. Puis il commença à lui dévoiler les secrets du corps de Samara Cadrell.
Ce fut dur au début, très dur.
Puis il se sentit capable de le supporter, il sentit qu’il s’habituait à l’atrocité de la situation, qu’il parvenait à surmonter la honte qu’il éprouvait en se rendant complice de la violation sanglante du sanctuaire de ce corps.
Au bout d’un certain temps, quand il eut réussi à oublier que c’était une femme qu’il avait connue toute sa vie et à ne penser à elle que comme à un arrangement interne d’organes de couleurs, de textures et de formes différentes, il commença à trouver cela fascinant.
Mais quand, cette nuit-là, après avoir fini ses leçons du jour, il retrouva Boda Thalheim derrière la citerne et commença à caresser son ventre plat et lisse, il ne put s’empêcher de songer que sous cette peau soyeuse et tendue comme celle d’un tambour se trouvait aussi un arrangement interne d’organes de couleurs, de textures et de formes différentes, très semblables à ceux qu’il avait vus dans l’après-midi, qu’il y avait la masse luisante des intestins enroulés et que ces seins ronds et fermes contenaient un ensemble de glandes fort peu différentes de celles que contenaient les mamelles flasques de Samara Cadrell et que son père lui avait montrées quelques heures plus tôt après quelques coups adroits de scalpel. Il retira la main du corps lisse de Boda comme si, sous ses caresses, il s’était transformé en celui de Samara.
— Il y a quelque chose qui ne va pas, Val ?
— Non, non.
— Tu n’as pas envie ?
— Bien sûr que si. Mais… Je ne sais pas…
— Viens. Laisse-moi t’aider.
— Oui. Oh ! Boda ! Oh oui !
Quelques instants plus tard, tout allait bien. Mais il se demanda s’il pourrait jamais poser les mains sur le corps d’une jeune fille sans que des images précises de son pancréas, de ses reins et de ses trompes de Fallope lui viennent malgré lui à l’esprit et il se dit qu’être médecin était une tâche bougrement compliquée.
Souvenirs d’un temps irrémédiablement révolu. Fantômes qui jamais ne le quitteraient.
Trois jours plus tard, Lawler s’enfonça dans les entrailles du navire pour aller chercher du matériel dans la cale. Il n’avait pour s’éclairer qu’une petite bougie. Dans la pénombre, il faillit heurter Kinverson et Sundira qui sortaient de derrière un amoncellement de caisses. Le visage couvert de sueur, les cheveux en bataille, ils eurent l’air un peu étonné de le voir. Il n’y avait guère de doute à avoir sur ce qu’ils venaient de faire.
— Bonjour, docteur, dit Kinverson sans se démonter et en le regardant droit dans les yeux.
Sundira n’ouvrit pas la bouche. Elle tira sur sa tunique pour la ramener vers l’avant où elle était entrouverte et passa devant Lawler, le visage impénétrable, croisant fugitivement le regard du médecin et détournant aussitôt les yeux. Elle semblait moins embarrassée que désireuse de se retrancher dans quelque sphère intime. Piqué au vif, Lawler inclina sèchement la tête comme s’il s’agissait d’une rencontre tout à fait banale dans une partie tout à fait anodine du navire et reprit sa route vers la zone où était entreposé son matériel médical.
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