— Vous croyez donc que, moi aussi, je cherche Dieu ?
— Bien entendu !
— Parce que je suis en mesure de citer quelques versets de la Bible ?
— Parce que vous croyez pouvoir passer toute votre vie dans Son ombre sans accepter une seule seconde la réalité de Son existence. C’est une situation qui engendre automatiquement son contraire. Niez l’existence de Dieu et vous êtes condamné à passer votre vie à Le chercher, ne fût-ce que pour acquérir la certitude que vous êtes dans le vrai.
— Ce qui est précisément votre situation, mon père.
— Évidemment.
Lawler tourna la tête vers Gharkid qui, à l’autre bout du pont, triait patiemment le contenu de son dernier filet, arrachant les thalles morts et les lançant par-dessus le plat-bord. Il fredonnait doucement, pour lui-même, un air sans mélodie.
— Et celui qui ne nie pas l’existence de Dieu et qui ne l’accepte pas non plus, poursuivit Lawler, celui-là ne serait-il pas une personne véritablement simple ?
— Oui, dit le prêtre, je suppose. Mais je n’en ai encore jamais connu.
— Eh bien, je vous suggère d’avoir une petite conversation avec notre ami Gharkid.
— C’est déjà fait, dit Quillan.
La pluie se faisait toujours attendre. Les poissons avaient décidé de revenir à portée des engins de Kinverson, mais le ciel demeurait implacable. Les voyageurs approchaient de la fin de leur troisième semaine de mer et leur provision d’eau douce commençait à s’épuiser. Le peu qui restait prenait un goût saumâtre. Le rationnement était pour eux tous une seconde nature, mais la perspective de devoir se contenter de l’eau qui restait dans les citernes pendant le reste des huit semaines nécessaires pour atteindre Grayvard n’avait rien de réjouissant.
Il était encore trop tôt pour commencer à se nourrir des globes oculaires, du sang et des fluides spinaux d’animaux marins – des techniques de survie que Kinverson avait expérimentées pendant de longues traversées solitaires sans pluie – et la situation n’était pas encore assez critique pour sortir le matériel permettant de distiller de l’eau de mer. C’était l’ultime recours, la production lente et continue d’eau douce, goutte après goutte, un procédé inefficace et fastidieux à n’utiliser qu’à la dernière extrémité.
Il y avait d’autres moyens. Le poisson cru, à la chair gorgée d’humidité et dont la teneur en sel était relativement faible, faisait maintenant partie de leur régime alimentaire quotidien. Lis Niklaus faisait de son mieux pour préparer et présenter des filets appétissants, mais ce régime devint vite lassant et même écœurant. Il était également utile de s’asperger la peau et d’imbiber ses vêtements d’eau de mer ; c’était une manière d’abaisser la température interne et donc de réduire les besoins en eau du corps. De plus, c’était le seul moyen de rester propre, car l’eau douce du bord était trop précieuse pour servir aux ablutions.
Mais un beau jour, dans le courant de l’après-midi, le ciel s’assombrit brusquement et un véritable déluge s’abattit sur eux.
— Des seaux ! hurla Delagard. Des bouteilles, des tonneaux, des bidons, tout ce qui vous tombe sous la main ! Sortez tout sur le pont !
Tout le monde commença à grimper et à dévaler les échelles, tirant tout ce qui pouvait contenir de l’eau, jusqu’à ce que le pont soit couvert de récipients de toute sorte. Puis ils se déshabillèrent, tous et toutes, et commencèrent à danser nus sous la pluie bienfaisante, comme des déments, pour débarrasser leur peau et leurs vêtements de la croûte de sel qui s’y était formée. Delagard, satyre trapu, velu, mamelu comme une femme, gambadait sur le pont. Lis Niklaus, riant et criant de joie, sautait à ses côtés, ses longs cheveux blonds collés à ses épaules, les deux énormes globes de ses seins tressautant comme des planètes menaçant de quitter leur orbite. Le petit Dag Tharp au corps de gringalet dansait avec Neyana Golghoz qui semblait assez robuste pour le faire passer d’une chiquenaude par-dessus son épaule. Seul, près du mât d’artimon, Lawler savourait la pluie quand Pilya Braun s’approcha de lui en se trémoussant, la prunelle étincelante, les lèvres entrouvertes en un sourire aguicheur. Sa peau olivâtre, luisante sous la pluie, était magnifique. Lawler dansa avec elle pendant une ou deux minutes, admirant ses cuisses musclées et sa poitrine opulente, mais quand, par ses mouvements, Pilya sembla manifester le désir de partir avec lui et d’aller chercher un petit coin tranquille dans l’entrepont, il fit semblant de ne pas comprendre ce qu’elle essayait de lui communiquer et elle finit par s’éloigner.
Gharkid gambadait sur la passerelle, à côté de ses tas d’algues. Dann Henders et Onyos Felk se tenaient par la main et dansaient en rond autour de l’habitacle. Le père Quillan s’était débarrassé de sa robe ; blafard et anguleux, la tête levée au ciel et les yeux vitreux, les bras écartés et les épaules agitées d’un mouvement mécanique, il semblait en transe. Leo Martello dansait avec Sundira ; deux jeunes gens minces, agiles et vigoureux qui allaient bien ensemble. Lawler chercha Kinverson du regard et le découvrit à l’avant du navire. Debout, nu sous la pluie, il laissait avec détachement l’eau dégouliner sur son corps de colosse.
Le grain ne dura pas plus d’un quart d’heure. Lis calcula par la suite qu’il leur avait fourni une demi-journée supplémentaire d’eau douce.
Entre les accidents du bord, les ampoules et les foulures, des dysenteries bénignes et, ce jour-là, une fracture de la clavicule sur le navire de Bamber Cadrell, Lawler avait constamment des soins à donner. Il ressentait la fatigue causée par la nécessité de se multiplier au service de toute la flottille. Accroupi devant l’appareillage incompréhensible de Dag Tharp, Lawler faisait par radio une grande partie de son travail. Mais une fracture ne pouvait être réduite par radio. Il lui fallut donc se rendre en glisseur sur la Déesse de Sorve de Cadrell pour s’en occuper.
Un déplacement en glisseur était une tâche malaisée. Le glisseur était un hydrofoil ultraléger actionné au moyen de pédales, aussi fragile que ces crabes géants aux pattes interminables que Lawler avait vus en plusieurs occasions se déplacer avec précaution sur le fond de la baie de Sorve. C’était une simple nacelle faite de feuilles d’un bois extrêmement léger et munie de pédales, de flotteurs, d’ailes fixées sur un portant extérieur pour assurer la sustentation et d’une hélice performante. La coque était recouverte d’une couche visqueuse de micro-organismes qui réduisaient le frottement.
Dann Henders accompagna Lawler jusqu’à la Déesse de Sorve . Le glisseur fut mis à l’eau avec un bossoir et les deux hommes descendirent en se laissant glisser le long d’un cordage. Les pieds de Lawler se trouvaient à peine à quelques centimètres de la surface de l’eau quand il prit place sur le siège avant du glisseur. La fragile embarcation qui se balançait doucement sur les flots paisibles donnait l’impression de n’être protégée que par une mince pellicule d’un abîme béant. Lawler se représenta des tentacules jaillissant des profondeurs, des yeux moqueurs, grands comme des soucoupes, fixés sur lui, des mâchoires argentées s’ouvrant démesurément.
— Prêt, doc ? demanda Henders en s’installant derrière lui. En avant !
En pédalant tous les deux de toutes leurs forces, ils permirent à peine au glisseur d’atteindre la vitesse nécessaire au décollage. C’est le début qui était le plus dur. Quand la vitesse fut suffisante, la paire d’ailes supérieures qui avaient assuré le démarrage se replièrent en sortant de l’eau, réduisant la résistance, et la petite paire d’ailes placées au-dessous prirent le relais pour supporter l’engin.
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