— Comment comptez-vous arranger les choses ? demanda discrètement Lawler à Delagard. Avez-vous un plan ?
— Oui, répondit l’armateur en paraissant soudain animé par une énergie farouche. Je vous ai dit que j’en assumais la responsabilité pleine et entière et j’étais sincère. Je vais retourner voir les Gillies pour implorer leur clémence. Je me jetterai à genoux et, s’ils me demandent de lécher leur nageoire caudale, je le ferai. Tôt ou tard, ils reviendront sur leur décision. Ils ne peuvent pas s’en tenir à cet ultimatum ridicule.
— J’admire votre optimisme.
— S’ils refusent de céder, poursuivit Delagard, je leur dirai que je suis prêt à me condamner à un exil volontaire. Je leur demanderai de ne pas punir tout le monde. Je leur dirai que je suis le seul et unique responsable. Je leur dirai que je suis disposé à partir à Velmise, à Salimil ou n’importe où, qu’ils ne reverront plus ma sale gueule et que je m’engage à ne plus jamais remettre les pieds à Sorve. Je réussirai, Lawler ; ce sont des êtres raisonnables. Ils comprendront qu’il ne sert à rien de bannir de l’île une vieille femme comme Mendy qui y a passé les quatre-vingts années de sa vie. C’est moi le salaud, c’est moi l’affreux tueur de plongeurs et, s’il le faut, je partirai. Mais je ne pense pas que nous en arrivions à cette extrémité.
— Peut-être avez-vous raison. Mais je n’en suis pas sûr.
— Je ramperai devant eux, s’il le faut.
— Et, s’ils vous obligent à partir, vous ferez venir un de vos fils de Velmise pour qu’il prenne la direction du chantier naval, c’est bien cela ?
— Je ne vois aucun mal à cela, dit Delagard, l’air étonné.
— Les Gillies pourraient penser que vous n’étiez pas tout à fait sincère en acceptant de vous exiler. Ils pourraient penser que tous les Delagard se valent.
— Vous voulez dire que cela ne leur suffira peut-être pas si je suis le seul à partir ?
— Précisément. Ils exigeront peut-être autre chose de vous.
— Par exemple ?
— Imaginons qu’ils vous disent qu’ils pardonnent au reste d’entre nous, si vous vous engagez, vous et tous les membres de votre famille, à ne jamais remettre les pieds à Sorve et à détruire le chantier naval des Delagard.
— Non, dit l’armateur, les yeux étincelants. Jamais ils ne poseront de telles conditions !
— Ils l’ont déjà fait. Et pis encore.
— Mais si je pars, si je quitte vraiment l’île et si mes fils s’engagent solennellement à ne plus jamais faire du mal à un plongeur…
Lawler pivota sur ses talons et s’éloigna sans attendre la suite.
La violence première du choc commençait à s’estomper. Il avait incorporé dans son esprit, son âme et jusqu’à la moelle de ses os cette phrase toute simple : Nous allons devoir quitter Sorve . Tout bien considéré, il prenait très calmement la chose. Il se demanda pourquoi. En un instant, tout ce qu’il avait patiemment construit sur cette île venait de lui être arraché.
Lawler se remémora son séjour à Thibeire. Comme il avait été profondément troublant de voir tous ces visages nouveaux, d’ignorer le nom et l’histoire personnelle de chacun, de suivre un sentier sans savoir ce qu’il y avait au bout. Quelques heures lui avaient suffi et c’est avec plaisir qu’il avait retrouvé Sorve.
Et maintenant, il allait devoir s’établir ailleurs et y passer le reste de ses jours, vivre au milieu d’inconnus, oublier ce que représentait le fait d’être un Lawler de l’île de Sorve et devenir un humain comme un autre, un nouveau venu, un voyageur quelconque se joignant à une nouvelle communauté où il n’avait rien à faire et où il n’y avait pas de place pour lui. Une telle perspective aurait dû être dure à digérer. Mais, passé le premier moment terrifiant d’émotion et d’angoisse, il s’était laissé envahir par une sorte de résignation, comme s’il était aussi indifférent à l’expulsion prochaine que semblaient l’être un Gabe Kinverson ou bien un Gharkid, libres d’attaches, insaisissables. Étrange, se dit-il, peut-être n’ai-je pas encore pris pleinement conscience de la situation.
Il vit Sundira Thane s’avancer vers lui. Elle était toute rouge et la sueur brillait sur son front. Tout dans son attitude révélait une vive excitation et une sorte de contentement farouche.
— Je vous avais bien dit qu’ils étaient furieux contre nous, non ? On dirait que j’avais raison.
— Oui, dit Lawler, on le dirait.
— Nous allons vraiment être obligés de partir, reprit-elle après l’avoir observé en silence pendant quelques instants. Pour moi, cela ne fait pas le moindre doute.
Les prunelles étincelantes, elle semblait tirer fierté de ce qui se passait, en être presque grisée. Il revint en mémoire à Lawler que Sorve était la sixième île sur laquelle elle vivait, à l’âge de trente et un ans. Les voyages ne la dérangeaient pas ; sans doute même lui plaisaient-ils.
— Pourquoi en êtes-vous si sûre ? demanda-t-il en hochant lentement la tête.
— Parce que les Habitants ne changent jamais d’avis. Quand ils disent quelque chose, rien ne les en ferait démordre. Tuer des plongeurs semble être beaucoup plus grave à leurs yeux que tuer des poissons-chair ou des frappeurs. Les Habitants ne s’opposent pas à ce que nous allions chercher notre nourriture dans la baie. Ils mangent des poissons-chair eux aussi. Mais les plongeurs, c’est autre chose. Les Habitants ont une attitude très protectrice avec eux.
— Oui, dit Lawler, cela me semble probable. Elle plongea les yeux dans les siens, sans avoir à lever la tête, car ils avaient à peu près la même taille.
— Vous vivez ici depuis longtemps, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Depuis que je suis venu au monde.
— Oh ! Je suis désolée pour vous ! Cela va être dur.
— Je m’en sortirai, dit-il. Il y aura toujours de la place pour un médecin sur les autres îles. Même un médecin mal dégrossi comme moi, ajouta-t-il en riant. À propos, comment va cette toux ?
— Je n’ai pas toussé une seule fois depuis que vous m’avez donné votre drogue.
— Cela ne m’étonne pas le moins du monde.
Lawler vit Delagard reparaître brusquement à ses côtés.
— Voulez-vous venir avec moi chez les Gillies, docteur ? demanda l’armateur sans même s’excuser d’interrompre la conversation.
— Pour quoi faire ?
— Ils vous connaissent et ils vous respectent. Vous êtes le fils de votre père et vous jouissez d’un certain crédit auprès d’eux. Ils vous considèrent comme un homme honorable et digne de confiance. Si je suis obligé de leur promettre de quitter l’île, vous pouvez vous porter garant de ma sincérité.
— Si vous leur dites cela, ils n’ont pas besoin de moi pour vous croire. Ils ne pensent pas qu’un être intelligent, même vous, puisse mentir. Ma présence ne changera rien.
— Accompagnez-moi quand même, Lawler.
— C’est une perte de temps. Ce qu’il faut faire maintenant, c’est commencer à préparer l’évacuation.
— Nous pouvons quand même essayer. Nous ne pourrons être sûrs de rien, si nous n’essayons pas.
— Tout de suite ? demanda Lawler après quelques secondes de réflexion.
— Après la tombée de la nuit, dit Delagard. Pour l’instant, ils n’ont pas envie de voir un humain. Ils sont trop occupés à fêter l’ouverture de leur centrale électrique. Vous savez qu’ils viennent de la mettre en service il y a à peu près deux heures ? Ils ont tiré un câble entre le promontoire et leur côté de l’île, et le courant passe.
— Tant mieux pour eux.
— Je vous retrouve devant la digue, au coucher du soleil, d’accord ? Nous irons leur parler ensemble. Acceptez-vous, Lawler ?
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