— Faut-il être bête tout de même ! répétait le lourdaud au torse volumineux. Faut-il être bête !
Il avait les yeux exorbités de douleur et sa main gonflée à la peau luisante avait doublé de volume. Lawler retira l’épine, nettoya soigneusement la plaie pour enlever le poison et autres germes et donna au poissonnier quelques cachets d’herbe-gemme pour atténuer la douleur. Katzin regarda sa main boursouflée en secouant tristement la tête.
— Faut-il être bête ! dit-il encore une fois.
Lawler espérait avoir enlevé suffisamment de trichomes pour que la blessure ne s’infecte pas. Sinon, il y avait beaucoup de risques pour que Katzin perde sa main et peut-être même tout le bras. Il devait être beaucoup plus facile d’exercer la médecine sur une planète ayant une surface solide et des astroports, et où l’on pouvait bénéficier de l’apport d’une technologie moderne. Mais il faisait ce qu’il pouvait avec ce qu’il avait. Décidément, la journée avait bien commencé !
À midi, Lawler sortit de son vaargh pour faire une petite pause. Depuis plusieurs mois, il n’avait pas eu autant de travail pendant une matinée. Sur une île dont la population humaine atteignait un total de soixante-dix-huit âmes, en bonne santé pour la plupart, il pouvait lui arriver de passer la journée entière, voire deux ou trois jours d’affilée, sans recevoir un seul patient. Ces jours-là, il allait parfois ramasser des algues médicinales dans la baie. Natim Gharkid l’aidait souvent et lui indiquait lesquelles choisir. Mais il lui arrivait aussi de ne rien faire du tout, d’aller se promener ou nager, ou encore de monter dans un canot de pêche et de rester tranquillement assis au milieu de la baie en regardant la mer. Mais cette matinée avait été particulièrement chargée. D’abord le petit garçon de Dana Sawtelle qui avait une poussée de fièvre, puis Marya Hain qui souffrait de crampes d’estomac après avoir mangé trop d’huîtres de casier la veille au soir, Nimber Tanamind qui se plaignait de la reprise de ses tremblements et de ses vertiges chroniques et le jeune Bard Thalheim qui s’était donné une entorse à la cheville en jouant imprudemment sur la paroi glissante de la digue. Lawler prononça les paroles magiques qu’on attendait de lui, appliqua les onguents les plus appropriés et renvoya tout le monde chez soi avec un mot de réconfort et un pronostic rassurant. Selon toute probabilité, ils se sentiraient tous mieux dans un ou deux jours. Le docteur Lawler n’était peut-être pas un praticien émérite, mais son assistant invisible, le docteur Placebo, parvenait en général à résoudre tôt ou tard les problèmes des patients.
Plus personne n’attendant pour le consulter et un peu d’air pur lui semblant la meilleure prescription qu’il pût faire au docteur Lawler, il sortit sous le soleil éclatant de midi, s’étira et exécuta quelques moulinets des deux bras. Puis il se tourna vers la mer. Il vit la baie en contrebas, familière et accueillante, dont les eaux calmes clapotaient doucement. Elle était merveilleusement belle à cet instant, une feuille d’or rutilante, un miroir étincelant. Les plantes aquatiques s’agitaient mollement sur les hauts-fonds en formant de mouvantes taches sombres. Plus au large, un aileron brillant déchirait de loin en loin la surface de la mer. Deux des navires de Delagard, amarrés à la jetée du chantier naval, se balançaient doucement au rythme d’une houle indolente. Lawler eut l’impression que cet instant de paix lumineuse allait durer éternellement, que jamais plus ni la nuit ni l’hiver ne reviendraient. Un sentiment soudain de sérénité et de bien-être emplit son âme. La plénitude de l’instant le comblait.
— Lawler, dit une voix sur sa gauche. C’était une voix rauque et brisée, une voix d’ossuaire, une voix de cendres et de décombres. Une voix lugubre, sans timbre, impossible à reconnaître, mais que Lawler reconnut : la voix de Nid Delagard.
Il avait suivi le sentier méridional depuis le front de mer et se tenait immobile entre le vaargh de Lawler et le petit bassin où le médecin conservait sa réserve d’algues médicinales fraîchement ramassées. Le visage empourpré et couvert de sueur, les cheveux en bataille, il avait les yeux vitreux, comme après une attaque.
— Que s’est-il encore passé ? demanda Lawler d’un ton exaspéré.
Delagard demeura la bouche ouverte, tel un poisson sorti de l’eau, sans pouvoir articuler un mot.
Le médecin enfonça les doigts dans le bras épais et musclé de l’armateur.
— Êtes-vous capable de parler ? Allez, bon Dieu ! Dites-moi ce qui s’est passé !
— Oui. Oui.
Delagard remua sa grosse tête de droite et de gauche, lentement, pesamment, comme une masse d’armes.
— Cela va très mal. C’est encore pire que ce que je craignais.
— Qu’est-ce qui va mal ?
— Ces putains de plongeurs ! Les Gillies sont fous furieux et ils vont nous le faire payer très cher. Très, très cher. C’est ce que j’essayais de vous dire ce matin, dans la cabane, quand vous m’avez planté là.
Lawler cligna des yeux à deux ou trois reprises.
— Mais de quoi parlez-vous, à la fin ?
— Donnez-moi d’abord un peu de brandy.
— Bon, bon. Entrez.
Il versa à Delagard une grande rasade de l’alcool épais et couleur de mer, puis, après un instant de réflexion, se servit un petit verre. Delagard vida le sien d’un seul trait et le lui tendit pour qu’il le remplisse de nouveau. Lawler le resservit.
Au bout d’un moment, l’armateur commença à parler avec lenteur et précaution, comme s’il avait un défaut d’élocution.
— Les Gillies viennent de me rendre visite. Ils étaient une douzaine. Ils sont sortis de l’eau juste devant le chantier naval et ont dit à mes hommes qu’ils voulaient me parler.
Des Gillies ? Dans la zone des humains ? Cela n’était pas arrivé depuis plusieurs décennies. Les Gillies ne dépassaient jamais le promontoire sur lequel ils avaient édifié leur centrale électrique. Jamais.
— « Que voulez-vous ? » leur ai-je demandé, poursuivit Delagard, manifestement au supplice. Je vous assure, Lawler, que j’ai fait tous les gestes de politesse, que j’ai été extrêmement courtois. Je pense que ceux qui sont venus me voir étaient les gros bonnets, mais comment en être sûr ? Il est impossible de les distinguer les uns des autres. Quoi qu’il en soit, ils avaient l’air important. « Êtes-vous Nid Delagard ? » m’ont-ils demandé. Comme s’ils ne le savaient pas ! Je leur ai dit que c’était bien moi et ils m’ont empoigné.
— Comment ?
— Oui, ils ont sauté sur moi. J’ai senti leurs petites nageoires ridicules sur mon corps. Ils m’ont poussé contre le mur du bâtiment et m’y ont maintenu de force.
— Vous avez bien de la chance d’être encore en vie !
— Je ne plaisante pas, docteur. Je n’ai jamais eu une telle trouille. J’ai cru qu’ils allaient m’éventrer sur place et me découper en filets… Regardez, regardez ! J’ai les marques de leurs griffes sur le bras !
Il montra à Lawler des traces rougeâtres en train de s’estomper.
— Et mon visage est tout gonflé, non ? Quand j’ai essayé de détourner la tête, l’un d’eux m’a bousculé. Peut-être accidentellement, mais regardez ! Puis deux d’entre eux m’ont tenu les bras pendant qu’un troisième s’avançait à me toucher et commençait à me parler. Oui, je dis bien à me parler. Avec des sons graves et résonnants. Au début, j’étais tellement retourné que je ne comprenais rien. Puis cela a fini par devenir clair. Ils l’ont répété et répété jusqu’à ce qu’ils soient sûrs que j’aie bien compris. C’était un ultimatum…
Читать дальше