— La Mer d’Azur.
— La Mer d’Azur, répéta Lawler sans cacher son étonnement.
Il n’avait qu’une très vague idée de l’endroit où se trouvait la Mer d’Azur.
— Je n’en reviens pas, poursuivit-il. On peut dire que vous avez fait du chemin, vous. Vous êtes arrivée de Kentrup il y a quelques mois, c’est bien cela ?
— Oui, répondit la jeune femme avant d’être interrompue par un nouvel accès de toux.
— Combien de temps y êtes-vous restée ?
— Trois ans.
— Et avant cela ?
— J’ai passé dix-huit mois à Velmise. Deux ans à Shaktan. À peu près un an à Simbalimak. Simbalimak se trouve aussi dans la Mer d’Azur, ajouta-t-elle en lui lançant un regard peu amène.
— J’ai entendu parler de Simbalimak, dit Lawler.
— Et avant, je vivais à Khamsilaine. Sorve est donc ma sixième île.
Lawler prit note.
— Avez-vous été mariée ?
— Non.
Il le nota également. Une répugnance répandue à épouser un membre de la communauté de sa propre île avait entraîné sur Hydros la pratique généralisée de l’exogamie. Les célibataires désireux de se marier allaient le plus souvent chercher l’âme sœur sur une autre île. Si une femme aussi séduisante que Sundira Thane avait autant voyagé sans jamais avoir épousé personne, cela signifiait soit qu’elle était particulièrement exigeante, soit que le mariage ne l’intéressait pas.
Lawler soupçonnait que la deuxième solution était la bonne. Le seul homme en compagnie duquel il l’eût jamais vue depuis son arrivée à Sorve était Gabe Kinverson, le pêcheur. Maussade et renfermé, le robuste et rude Kinverson aux traits taillés à la serpe pouvait exercer une attirance animale, mais, à son avis, ce n’était pas le genre d’homme qu’une femme comme Sundira Thane aimerait épouser, en supposant qu’elle cherchât à se marier. D’autre part, Kinverson n’avait de son côté jamais semblé intéressé par le mariage.
— Quand avez-vous commencé à tousser ? demanda Lawler.
— Il y a huit, dix jours. À peu près au moment de la dernière Nuit des Trois Lunes .
— Cela ne vous était jamais arrivé auparavant ?
— Non, jamais.
— Température, douleurs dans la poitrine, frissons ?
— Non.
— Est-ce une toux avec expectoration ? Crachez-vous du sang ?
— Expectoration ? Vous voulez dire des mucosités ? Non, il n’y a pas de…
Elle eut une nouvelle quinte de toux, la plus violente depuis son arrivée. Elle avait les yeux larmoyants, les joues cramoisies et tout son corps était agité de tremblements. Quand ce fut terminé, elle demeura quelques instants immobile, la tête penchée en avant, l’air épuisé et malheureux. Lawler attendit qu’elle reprenne son souffle.
— Nous n’avons pas traversé les latitudes où se développe le champignon tueur, dit-elle enfin. Je n’arrête pas de me le répéter.
— Cela ne veut rien dire, vous savez. Le vent peut transporter les spores sur des milliers de kilomètres.
— Je vous remercie, docteur.
— Vous ne pensez pas sérieusement qu’il s’agit du champignon tueur ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? dit-elle en levant brusquement la tête et en lui lançant un regard furieux. Mon corps est peut-être rempli de filaments rouges de la poitrine aux orteils ! Tout ce que je sais, c’est que je n’arrête pas de tousser ! C’est à vous de me dire pourquoi !
— Peut-être, dit Lawler. Peut-être pas. Je vais regarder cela de plus près. Enlevez votre chemise.
Il ouvrit un tiroir et en sortit son stéthoscope. C’était un instrument ridiculement grossier, rien d’autre qu’un cylindre de bambou de vingt centimètres de long sur lequel avaient été fixés deux tubes flexibles terminés par un écouteur en plastique. En fait d’équipement médical moderne, Lawler ne disposait pas de grand-chose, de pratiquement rien, en réalité, de ce qu’un de ses confrères du vingtième ou du vingt et unième siècle eût considéré comme moderne. Il lui fallait s’accommoder d’objets primitifs, d’instruments moyenâgeux. Une radiographie lui aurait indiqué en quelques secondes s’il y avait infestation du champignon. Mais où pourrait-il se procurer l’appareil ? Hydros avait si peu de contacts avec le reste de l’immense univers et pas le moindre échange commercial. Ils devaient déjà s’estimer heureux de disposer de ce minimum d’équipement médical et d’avoir quelques médecins, même avec une formation aussi rudimentaire que la sienne. La colonie humaine était fondamentalement démunie ; ils étaient si peu nombreux et le réservoir de talents si réduit.
Torse nu, elle s’avança vers la table d’examen et le regarda passer le stéthoscope autour de son cou. Très mince, presque maigre, elle avait de longs bras musclés comme le sont ceux des femmes très sveltes, avec de petits muscles plats et durs. Ses seins aussi étaient petits, hauts et sensiblement écartés l’un de l’autre. Ses traits paraissaient comprimés au centre d’un visage large et osseux ; bouche petite, lèvres minces, nez étroit, yeux gris et froids. Lawler se demanda pourquoi il l’avait trouvée séduisante, car elle était très loin de la beauté classique. C’est son maintien, songea-t-il. La tête légèrement en avant surmontant un long cou, la ligne des mâchoires bien découpée, les yeux vifs, alertes, mobiles. Elle semblait très vigoureuse, presque agressive. À son grand étonnement, il sentit qu’il la désirait. Non pas parce qu’elle était à moitié nue – la nudité, partielle ou totale, n’avait rien d’inhabituel à Sorve – mais à cause de cette énergie, de cette vitalité qui émanaient d’elle.
Cela faisait très longtemps qu’il n’avait rien éprouvé de tel pour une femme. La vie de célibataire lui semblait maintenant tellement plus simple, exempte de tout souci et de toute complication. Il suffisait de dépasser le sentiment initial de solitude et de morosité, ce qu’il réussit à faire. De toute manière, Lawler n’avait jamais été très heureux en amour et son seul et unique mariage, à l’âge de vingt-trois ans, dura moins d’un an. Tout ce qui suivit n’avait été tout au plus que passades et aventures. Liaisons futiles…
La petite excitation endocrinienne retomba rapidement. En quelques instants, il posa de nouveau sur elle un regard de professionnel, le regard du docteur Lawler examinant un patient.
— Ouvrez la bouche, dit-il. Toute grande.
— Elle n’est pas très grande, vous savez.
— Eh bien, faites de votre mieux.
La bouche ouverte, elle le regarda prendre un petit tube muni d’une lampe. C’était un instrument légué par son père et dont il devait recharger la pile minuscule au bout de quelques jours. Lawler orienta la lumière vers le fond de la gorge de Sundira Thane et regarda dans le tube.
— Alors, dit-elle quand il eut retiré l’instrument, j’ai la gorge pleine de filaments rouges ?
— On ne dirait pas. Tout ce que j’ai vu, c’est une petite inflammation à proximité de l’épiglotte, ce qui n’a rien de particulièrement inquiétant.
— Qu’est-ce que c’est, l’épiglotte ?
— Une lame cartilagineuse qui protège votre glotte. Ne vous inquiétez pas.
Lawler appliqua le stéthoscope sur le sternum de la jeune femme et écouta.
— Vous entendez les filaments pousser ?
— Chut !
Lawler déplaça lentement l’extrémité du cylindre sur la surface plate et dure qui s’allongeait entre les seins pour écouter les battements du cœur, puis le long de la cage thoracique.
— J’essaie de déceler des signes d’inflammation du péricarde, expliqua-t-il. C’est la membrane qui enveloppe le cœur. J’écoute aussi les bruits qui se produisent à l’intérieur de vos bronches. Respirez profondément et retenez votre souffle. Essayez de ne pas tousser.
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