— Il m’arrive, à moi aussi, d’être un peu trop nerveux, dit Lawler.
— Est-ce moi qui vous rend nerveux ?
— Vous comme tous mes patients. Je ne suis pas très calé en médecine et je n’aimerais pas qu’ils s’en rendent compte. Non, ce n’est pas vrai, poursuivit-il avec un petit rire forcé. Je n’en sais pas autant qu’il le faudrait, mais j’arrive à me débrouiller. Voyez-vous, j’utilise ce remède pour me calmer quand la journée commence mal, et la journée d’aujourd’hui n’a pas particulièrement bien commencé pour moi. Cela n’a rien à voir avec vous. Tenez, autant prendre votre première dose tout de suite.
Il versa quelques gouttes du liquide rose dans un verre qu’elle porta prudemment à ses lèvres. Elle but lentement et fit la grimace en percevant sur sa langue l’étrange et douce saveur des alcaloïdes.
— Cela vous fait de l’effet ? demanda Lawler.
— Oui ! Déjà ! C’est drôlement efficace !
— Peut-être trop, dit-il en griffonnant quelques mots sur la fiche. C’est assez insidieux. Cinq gouttes le matin, dans un verre d’eau, et surtout pas plus… Vous n’en aurez pas d’autre avant le début du mois prochain.
— Ho ! docteur !
L’expression de son visage avait changé du tout au tout et elle paraissait beaucoup plus détendue. Les yeux gris semblaient beaucoup plus animés et le regard presque pétillant ; les lèvres n’étaient plus aussi pincées ; les muscles de la joue perdaient leurs crispations incessantes. Elle paraissait plus jeune, plus jolie. Lawler n’avait encore jamais eu l’occasion d’observer les effets de l’herbe tranquille sur quelqu’un d’autre que lui. Ils étaient saisissants.
— Comment avez-vous découvert cette drogue ? demanda-t-elle.
— Les Gillies l’utilisent comme relaxant musculaire pour le poisson-chair qu’ils chassent dans la baie.
— Les Habitants, vous voulez dire ?
Il ne s’attendait assurément pas à se faire reprendre de la sorte. « Habitants » était le nom que se donnait la race dominante et indigène d’Hydros. Mais, au bout de quelques mois sur la planète, les humains, du moins ceux des îles de la Mer Natale, ne les appelaient plus autrement que Gillies. L’usage était peut-être différent sur l’île de la Mer d’Azur d’où elle venait. Ou peut-être était-ce ce que les jeunes disaient aujourd’hui. Les usages changent. Cela lui rappela qu’il avait dix ans de plus qu’elle. Mais c’est plus probablement par respect qu’elle employait le nom officiel, pour bien marquer qu’elle étudiait la culture gillie. Quelle importance ? Si elle préférait les appeler ainsi, il saurait se montrer conciliant.
— Oui, dit-il, les Habitants. Ils arrachent quelques fibres qu’ils enroulent autour d’un appât et lancent le tout en pâture aux poissons-chair qui, après l’avoir avalé, perdent toute énergie et remontent à la surface où ils flottent sans pouvoir bouger. Il ne reste plus aux Habitants qu’à les attraper sans avoir à se préoccuper de leurs tentacules acérés. C’est un vieux marin du nom de Jolly qui m’a raconté cela quand j’étais petit. Cette histoire m’est revenue en mémoire bien des années plus tard et je suis descendu au port pour les regarder faire. J’ai aussi cueilli quelques algues et j’en ai expérimenté les effets. Je pensais pouvoir m’en servir comme anesthésique.
— Et alors ?
— Cela marche avec les poissons-chair, mais je n’ai guère d’opérations chirurgicales à pratiquer sur eux. Mais, en utilisant la drogue sur des humains, j’ai découvert que la dose nécessaire comme anesthésique était mortelle. C’était ma période d’essai, ajouta-t-il avec un petit sourire amer. Celle où la plupart étaient catastrophiques. Mais, à la longue, j’ai découvert qu’une préparation énormément diluée produisait un très puissant tranquillisant. Comme vous venez de le constater, il est extrêmement efficace. Nous pourrions le commercialiser dans toute la galaxie, si seulement il nous était possible d’expédier quoi que ce soit hors de cette fichue planète.
— Et vous êtes le seul à connaître cette drogue ?
— Avec les Gillies, dit-il. Pardon… les Habitants. Et maintenant, il y a vous. Les tranquillisants ne sont pas très demandés par ici, poursuivit-il avec un petit rire. Vous savez, je me suis levé avec l’idée saugrenue d’essayer de convaincre les Habitants de nous permettre d’ajouter une installation de dessalement de l’eau de mer à leur centrale électrique, à supposer qu’ils la mettent un jour en service. J’étais prêt à leur faire un beau discours venu du fond du cœur sur la collaboration entre les espèces. C’était une idée stupide, le genre de chimère qui vous vient à l’esprit pendant la nuit et s’évapore comme une brume matinale aux premières lueurs du jour. Jamais ils n’auraient accepté. En réalité, ce que je devrais faire, c’est préparer une grande quantité d’extrait d’herbe tranquille et leur en faire prendre une bonne dose. Je parie qu’ils nous laisseraient faire tout ce que nous voulons.
Mais cela ne sembla pas amuser la jeune femme.
— Vous plaisantez, n’est-ce pas ?
— Oui, je suppose.
— Si jamais ce n’était pas une plaisanterie, ne vous avisez surtout pas d’essayer, car cela ne marcherait pas. Le moment est très mal choisi pour demander une faveur aux Habitants. Ils sont braqués contre nous.
— Pour quelle raison ?
— Je ne sais pas, mais ils sont extrêmement nerveux. Hier soir, je suis allée dans leur territoire et il y avait une grande réunion. Je ne peux pas dire que j’aie été très bien accueillie.
— Cela arrive donc.
— Oui, en général. Mais, hier soir, ils n’ont même pas voulu me parler. Ils ne m’ont pas laissée approcher et leur attitude était celle du mécontentement. Si vous connaissez un peu le langage corporel des Habitants, je peux vous dire qu’ils étaient raides comme des piquets.
Les plongeurs, se dit Lawler. Ils doivent être au courant. Qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ? Mais il n’avait pas envie d’en discuter pour le moment, pas avec elle. Ni avec quiconque.
— L’ennui, avec les êtres des autres mondes, dit-il, c’est que leur nature est profondément différente de la nôtre. Même quand nous croyons les comprendre, nous ne comprenons absolument rien. Et je ne vois pas de solution à ce problème… Bon, si votre toux ne s’est pas arrêtée dans deux ou trois jours, revenez me voir et je ferai des examens complémentaires. Mais cessez de vous imaginer que le champignon tueur a envahi vos poumons. Quelle que soit la cause de votre toux, ce n’est pas la bonne.
— Cela fait plaisir à entendre, dit-elle en s’approchant de nouveau de l’étagère où étaient posés les vestiges de la Terre. Tous ces petits objets viennent vraiment de la Terre ?
— Oui. C’est mon arrière-grand-père qui les a rassemblés.
— Vraiment ? Ils viennent de la Terre ?
Elle effleura délicatement de la main la statuette égyptienne et le morceau de pierre venant d’un mur très connu dont Lawler avait oublié le nom.
— De vrais objets de la Terre ! Je n’en avais jamais vu. La Terre n’a aucune réalité pour moi, vous savez ? Elle n’en a jamais eu.
— Elle en a pour moi, dit Lawler. Mais je connais beaucoup de gens qui sont comme vous. Vous me tiendrez au courant pour cette toux, d’accord ?
Elle le remercia et sortit.
Et maintenant, se dit Lawler, enfin le petit déjeuner. Un beau filet de poisson-fouet, un toast aux algues et un jus de managordo pressé.
Mais il avait attendu trop longtemps et c’est sans appétit qu’il prit son repas matinal. Un peu plus tard, un second patient se présenta devant le vaargh, Brondo Katzin, le responsable du marché au poisson de l’île, avait saisi imprudemment un poisson-flèche qui n’était pas tout à fait mort et une épine d’un noir luisant, longue de cinq centimètres, lui avait percé la main droite de part en part.
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