On ne pouvait répondre à ces questions, du moins pour le moment. De plus, Chris et Élaine avaient raison : rien de tout cela ne prouvait l’existence d’une menace.
La tempête secouait la fenêtre de la cuisine pendant qu’ils discutaient. On peut obtenir des images de mondes en orbite autour d’une autre étoile, se dit Marguerite, pourquoi ne peut-on pas empêcher une fenêtre de trembler dans le mauvais temps : Il régnait à l’extérieur une obscurité épaisse et impressionnante. Les lampadaires urbains semblaient des balises voilées, des torches dans le lointain. Autrefois, les journaux auraient mentionné un temps de ce genre : “Une tempête d’hiver bloque les autoroutes dans l’Ouest. Aéroports fermés, voyageurs coincés…”
Tess se couchait en général vers 22 heures, 23 heures le week-end, mais il était 21 heures lorsqu’elle vint dans la cuisine leur annoncer : « Je suis fatiguée.
— La journée a été longue, reconnut Marguerite. Je te fais couler un bain ?
— Je prendrai une douche demain matin. Je suis juste fatiguée.
— Monte te changer, alors. Je viendrai te border. » Tess hésita.
« Qu’est-ce qu’il y a, chérie ?
— Je pensais que Chris voudrait peut-être me raconter une histoire. » Elle baissa la tête comme pour dire : C’est les bébés qui demandent ça, mais je m’en fiche.
« Avec plaisir », répondit spontanément Chris.
Difficile de ne pas aimer cet homme-là, songea Marguerite.
« Quel genre d’histoire te ferait envie ? » s’enquit Chris, assis au bord du lit de Tess. Il pensait déjà connaître la réponse :
« Une histoire de Porry.
— Promis, Tess, je crois t’avoir raconté toutes les histoires de Porry qu’il y avait à raconter.
— Tu n’es pas obligé d’en raconter une nouvelle.
— Tu as une préférence ?
— L’histoire des têtards », répondit-elle aussitôt.
La fenêtre de la chambre était toujours plus ou moins bien bouchée par des planches. L’air froid entrait par les fentes, s’infiltrait sous les panneaux radiants électriques puis traversait le plancher en cherchant les endroits les plus profonds de la maison, Tess avait remonté ses couvertures jusqu’au menton.
« C’était en Californie, dit Chris. On y a grandi dans une petite maison avec un avocatier dans le jardin. Au bout de la rue, il y avait un égout pluvial, comme un grand lit de rivière mais en béton, avec un grillage pour empêcher les gamins du coin d’y aller.
— Mais vous y alliez quand même.
— C’est toi ou moi qui raconte l’histoire ?
— Désolée. » Elle tira les couvertures par-dessus sa bouche.
« On y allait quand même, moi comme tous les autres gamins du quartier. Il y avait un endroit du grillage où on pouvait passer dessous. En faisant attention, on arrivait à descendre les parois abruptes de l’égout, et au printemps, quand il n’y avait pas beaucoup d’eau, on y trouvait des têtards dans des flaques.
— Les têtards, ce sont bien des bébés grenouilles ?
— Oui, mais qui ne ressemblent pas du tout à des grenouilles. On dirait plutôt de petits poissons noirs avec une longue queue toute mince et pas la moindre nageoire. Les bons jours, on pouvait en attraper des centaines rien qu’en plongeant le seau. Tous les adultes nous disaient de ne pas jouer près de l’égout, que c’était dangereux. Ils avaient raison, on n’aurait vraiment pas dû aller là-bas, mais on y allait quand même. Tous. Sauf Porry. Elle voulait venir, mais je ne la laissais pas faire.
— Parce que tu étais son grand frère et qu’elle était trop jeune.
— On était tous trop jeunes. Porry devait avoir six ou sept ans, et donc, moi, onze ou douze. Mais j’étais assez grand pour savoir qu’elle pourrait s’attirer des ennuis, je la faisais toujours attendre près du grillage, même si elle détestait cela. Un jour, j’étais descendu dans l’égout avec deux copains, on a dû fouiller un peu trop longtemps dans la boue : quand je suis remonté, Porry était fatiguée et frustrée, elle pleurait presque. Elle n’a pas voulu me parler pendant qu’on rentrait chez nous.
« C’était le printemps, une saison à laquelle, certaines années, il se met parfois à pleuvoir à torrents, en Californie du Sud. Eh bien, la pluie s’est mise à tomber plus tard dans la journée. Et pas une petite pluie. Des gouttes aussi grosses que des assiettes, comme disait ma maman. Après le dîner, j’ai fait mes devoirs et Porry est allée jouer dans sa chambre. Du moins, c’est ce qu’elle avait prétendu. À peu près une heure plus tard, ma mère l’a appelée, Porry n’a pas répondu, et on la cherchée dans toute la maison sans la trouver.
— Vous ne pouviez pas demander au serveur domestique ?
— Les maisons n’étaient pas aussi intelligentes, à l’époque.
— Alors tu es sorti la chercher.
— Ouaip. Je n’aurais sans doute pas dû faire ça non plus, mais mon papa s’apprêtait à appeler la police… et j’avais l’impression de savoir où elle était partie.
— Tu aurais dû en parler à tes parents, d’abord.
— J’aurais dû, mais je ne voulais pas leur dire que je savais descendre dans l’égout pluvial. Mais tu as raison : il aurait été plus courageux de leur dire.
— Tu n’avais que onze ans.
— Je n’avais que onze ans et je ne faisais pas toujours ce qu’il y avait de plus courageux, alors je suis sorti en douce de la maison, j’ai couru sous la pluie jusqu’au passage sous le grillage, et une fois de l’autre côté, j’ai commencé à chercher Porry.
— Je trouve que c’était courageux. Tu l’as trouvée ?
— Tu sais comment ça finit.
— Je fais semblant de ne pas savoir.
— Porry avait emporté un seau et était descendue chercher ses propres têtards. Elle avait remonté la moitié de la pente quand elle s’est mise à avoir peur. Le genre de peur qui vous empêche de continuer comme de rebrousser chemin, et du coup on ne bouge plus. Elle restait accroupie là, à pleurer, au-dessus de l’eau qui coulait fort et montait vite. Quelques minutes de plus, et Porry aurait été emportée.
— Mais tu l’as sauvée.
— Eh bien, je suis descendu, je l’ai prise par le bras et je l’ai aidée à remonter. Ça glissait pas mal, sous la pluie. On arrivait au grillage quand elle a dit : Mes têtards ! Il a fallu que je reparte chercher son seau. Ensuite on est rentrés à la maison.
— Et tu ne l’as pas dénoncée.
— J’ai dit que je l’avais trouvée en train de jouer dans la cour des voisins. On a caché le seau dans le garage…
— Et vous l’avez oublié !
— On l’a oublié, mais les têtards ont fait leur boulot de têtards : ils ont commencé à se transformer en grenouilles. En ouvrant le garage, quelques jours plus tard, mon père a trouvé le sol couvert de ces petites grenouilles vertes qui lui sautaient sur les jambes et partout sur la voiture. Une avalanche de grenouilles. Il a crié, ce qui nous a tous fait sortir en courant de la maison, et Porry s’est mise à rire…
— Mais elle n’a pas voulu dire pourquoi.
— Non, elle n’a pas voulu dire pourquoi.
— Et tu n’avais jamais raconté cela.
— Jamais, à personne. Jusqu’à maintenant. »
Tess eut un sourire de satisfaction. « Ouais. Les grenouilles allaient bien ?
— Pour la plupart. Elles ont colonisé tous les jardins et toutes les haies de la rue. On a eu un été bruyant, cette année-là, avec tous ces coassements.
— Oui. » Tess ferma les yeux. « Merci, Chris.
— Pas besoin de me remercier. Tu crois que tu vas arriver à dormir ?
— Ouais.
— J’espère que le bruit du vent ne t’en empêchera pas.
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