Marguerite s’en servait contre lui. Papa veut tuer la Fille-Miroir. Elle l’endoctrinait. Cela rendait Ray furieux rien que de l’imaginer. Il se représentait quels mensonges on avait demandé à Tess de croire le concernant.
Était-elle donc perdue pour lui, elle aussi ?
Non. Non. Impossible. Pas encore.
Il s’enferma dans son bureau, tourna sa chaise vers la fenêtre et envisagea d’appeler Dimi Shulgin. Shulgin aurait peut-être des idées.
La vue, de sa fenêtre, était hostile et sans vie. Blind Lake avait appris à vivre sans prévisions météorologiques, mais elles étaient inutiles pour voir les nuages déferler. Des nuages bas, lourds de neige, poussés du nord-ouest par un vent de force 8 à 9. Un épisode de plus de cet hiver interminable.
La neige qui tombait rendait la ville indistincte, presque illusoire, comme un ferrotype ou un décor de théâtre en tons de gris. La vitre fléchit un peu sous l’effet d’une bourrasque, changeant légèrement l’image du paysage. Ray suivit un certain temps des yeux l’approche de la tempête.
Lorsqu’il se détourna de la fenêtre, la roulette de sa chaise accrocha quelque chose caché sous son bureau. Le personnel de nettoyage devenait de plus en plus négligent, mais il le savait déjà. C’était une feuille de papier. Les sourcils froncés, il se pencha pour la ramasser.
DE : Bo Xiang, Laboratoire national de Crossbank
À : Avery Fishbinder, Laboratoire national de Blind Lake
TEXTE : En réponse à ta question, la probabilité que les structures de terre sèche soient naturelles est très faible. Bien qu’on rencontre souvent ce genre de symétrie dans la nature, la taille et le degré de précision remarquable de ces structures suggèrent une construction plutôt qu’une évolution. Non que ce soit un argument définitif, mais
Ray interrompit sa lecture et posa le papier sur son bureau, face imprimée vers le haut.
Lentement, sans plus se hâter, en s’interdisant toute conclusion prématurée, il déverrouilla ses tiroirs et ôta de celui du bas les sorties d’imprimante remises par Shulgin. Il feuilleta rapidement l’épaisse liasse.
Les pages n’étaient pas dans l’ordre.
Quelqu’un avait une nouvelle fois fouillé son bureau.
Ray se leva. Il vit son reflet dans la vitre, une image collée sur un mur de nuages, un homme figé dans une couche de verre.
Le temps s’était nettement dégradé lorsque Marguerite et Tess arrivèrent à la maison avec Chris. Cela vaut peut-être mieux, se dit celui-ci. Cela dressait une barrière supplémentaire entre Marguerite et Ray. S’il venait chercher sa fille Tess – ou avec des idées de vengeance en tête –, la neige devrait au moins le ralentir.
Les larmes versées par Tess après le coup de fil de son père avaient cédé la place à un hoquet soutenu, et Marguerite mit le bras autour des épaules de sa fille au moment de la faire entrer dans la maison. La fillette se débarrassa de sa parka et de ses bottes avant de se précipiter sur le canapé du salon comme sur un radeau de sauvetage.
Marguerite activa le verrou électronique de la porte. « Mieux vaut mettre aussi le mécanique, estima Chris.
— Tu crois que c’est nécessaire ?
— Je crois que c’est plus sage.
— Tu ne deviendrais pas un peu parano ? Ray ne se…
— On ignore ce que Ray pourrait faire. Ne prenons pas de risques. »
Elle actionna le verrou mécanique et rejoignit sa fille sur le canapé.
Chris lui emprunta son bureau afin d’imprimer les documents que Sue avait transférés sur son serveur. Il n’y avait pas de fenêtre dans la pièce, mais il entendait le vent se déchaîner à l’extérieur, faire levier sur la gouttière tel un homme avec un couteau émoussé.
Chris songea au comportement de Ray sur scène. Sa priorité avait été de se moquer de Marguerite, de l’humilier, ce qu’il avait fait de manière plutôt intelligente, en déguisant sa colère, en la contrôlant. Pour un type comme Ray, tout reposait sur le contrôle. Mais le monde regorgeait d’insolence ingérable. Ce qu’on attendait ne se produisait pas. Les épouses désobéissaient puis vous abandonnaient. Vos théories se révélaient fausses.
On fouillait votre bureau.
L’important, dans ce petit effondrement de Ray, se dit Chris, c’est qu’il met en évidence un effilochement plus profond. Les gens comme lui souffraient de fragilité émotionnelle, et c’était ce qui faisait d’eux des tyrans si efficaces. Ils vivaient juste au seuil de la rupture. Et le franchissaient parfois.
L’imprimante éjecta les documents, la trentaine de pages dérobées par Sue. Le trésor de Ray, pour ce qu’il valait. Chris s’assit et se mit à lire.
Marguerite passa la fin de l’après-midi en compagnie de sa fille.
Tess s’était bien calmée une fois à la maison. Mais son angoisse crevait toujours les yeux. Depuis qu’elle s’était recroquevillée sur le canapé pour s’emmitoufler dans un édredon comme dans un châle de prière, elle ne quittait plus des yeux l’écran vidéo. Télé Blind Lake diffusait de vieux téléchargements des fasters, une émission pour enfants que Tess ne regardait plus depuis ses six ans. Elle avait augmenté le volume pour noyer le bruit du vent et celui de la neige dure qui crépitait contre les fenêtres.
Marguerite resta presque tout le temps assise à côté d’elle. Elle aurait aimé savoir la teneur des documents que Chris imprimait et lisait, mais rien de tout cela ne lui paraissait urgent pour le moment, ce qui pouvait sembler étrange. Quelques heures durant, le monde resta suspendu entre obscurité et véritable nuit, dorloté dans la tempête de plus en plus forte, et elle n’eut d’autre besoin ou envie que rester blottie sur le canapé avec Tess.
Peu après 17 heures, elle alla dans la cuisine préparer le dîner. De la neige s’était entassée derrière la fenêtre au-dessus de l’évier, la rendant opaque comme un hublot de navire submergé, et on ne voyait à l’extérieur que de vagues formes en mouvement sous une immense pression d’obscurité. Se pouvait-il vraiment que Ray vienne essayer de lui faire du mal ? Par ce temps ? Elle supposa toutefois qu’une personne sur le point d’accomplir un acte affreux ne le remettait pas à plus tard à cause de la neige.
Tess la rejoignit dans la cuisine et s’assit sur une chaise pour regarder sa mère couper des poivrons jaunes destinés à une salade. « Chris va bien ? demanda-t-elle.
— Bien sûr. Il est juste en haut en train de travailler. » De s’entretenir au téléphone avec Élaine Coster, la dernière fois qu’elle avait jeté un coup d’œil.
« Mais il est toujours dans la maison ?
— Ouaip, il est toujours là.
— Tant mieux. » Elle semblait sincèrement soulagée. « C’est mieux quand il est là.
— Je trouve aussi.
— Combien de temps il va rester ? »
Question intéressante. « Eh bien… au moins jusqu’à la fin de tous ces problèmes à Blind Lake. Et peut-être encore après. » Peut-être. Elle n’en avait pas discuté avec lui. Si elle le questionnait sur ses plans à long terme, n’aurait-elle pas l’air présomptueuse ou en manque ? La réponse lui plairait-elle ? Et dans de telles circonstances, comment quiconque pouvait-il avoir des plans à long terme ?
Leur relation lui semblait plutôt solide. Était-elle tombée amoureuse de Chris Carmody ? Elle le pensait, mais le mot l’effrayait, elle avait peur de le dire et presque aussi peur de l’entendre. L’amour était un phénomène naturel, souvent faux ou passager. Comme une période chaude en octobre, cela pouvait se terminer n’importe quand.
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