Du calme, se recommanda-t-elle. Elle numérisa une autre page.
Assis dans le public, Chris Carmody regarda Ray se lever et s’approcher du pupitre.
Chris avait l’impression qu’il était important de jauger ce type. Une nouvelle confrontation avec Ray Scutter pouvait survenir de mille manières différentes. Et dans ce cas, Chris ne voulait pas merder.
Il y avait mille manières de merder.
Ray semblait plutôt avenant, ce jour-là. Il sourit à l’auditoire et s’installa au pupitre avec une facilité qui avait échappé à Marguerite. C’était le « charme » dont elle avait parlé, et peut-être était-ce ce charme qu’elle avait vu en lui à leur première rencontre : un sourire convaincant et des mots qui sonnaient bien. Ray commença :
« Je vais m’écarter du texte que j’avais préparé – je sais que vous nous avez demandés d’être brefs, Ari, et je promets de faire de mon mieux – pour réagir à quelques remarques de l’oratrice précédente. »
Marguerite, qui devait pourtant s’attendre à une réaction de ce genre, se tortilla sur sa chaise.
« En tant que scientifiques, dit Ray, nous devons garder entre autres choses à l’esprit que les apparences peuvent être trompeuses. Nous avons parlé de l’installation O/BEC comme s’il s’agissait d’un télescope optique hors pair. Je me permets de vous rappeler qu’il n’en est rien. À son niveau le plus fondamental, l’Œil est un ordinateur quantique fonctionnant comme un générateur d’images. Nous supposons que les images qu’il génère représentent fidèlement les événements du passé d’une lointaine planète. Peut-être. Peut-être pas. S’il obtient bel et bien de véritables informations, nous ne savons pas de quelle manière il y parvient. Les images qu’il crée correspondent aux données dont nous disposons sur UMa47/E : sa taille, son atmosphère, la distance par rapport à son étoile… À part cela, toutefois, nous n’avons aucun moyen de confirmer ce que l’Œil prétend voir. Tant que nous ne pourrons pas dupliquer et comprendre plus efficacement l’effet, nous ne pouvons que supposer assister à de véritables événements.
« Et si nous hésitons sur les conclusions que nous tirons, ce n’est pas par frilosité. Mais parce que nous ne voulons pas nous tromper. Pour cette raison, et pour beaucoup d’autres, je crois que le choix de suivre le Sujet et sa culture de près a été peu judicieux et terriblement prématuré.
« Par opposition à l’oratrice qui m’a précédé, j’aimerais vous rappeler que nous fabriquons des histoires – pardon, bâtissons des récits – sur la vie extraterrestre pour ainsi dire depuis que l’humanité existe. Est-ce génie ou sottise ? Intéressante question. Au nom de la science, un certain Percival Lowell nous a autrefois demandé de croire à des canaux et à une civilisation sur Mars. Cette méprise n’a été dissipée par la science du XX esiècle que pour se voir remplacée par la découverte prometteuse et en définitive truquée de bactéries fossiles dans un météorite martien. Examinée de plus près, Mars s’est avérée stérile de toute vie. Les microbes qu’on croyait habiter l’océan de boue tiède dans la subsurface d’Europe se sont de même révélés illusoires. Notre imagination nous devance, semble-t-il. Elle est intuitive, elle bondit en avant, et elle voit ce qu’elle a envie de voir. Un manifeste pour l’imagination n’est pas vraiment ce dont nous avons besoin, surtout en ce moment. »
Il poussa un soupir théâtral.
« Cela étant dit, et je pense qu’il fallait le dire, passons à un problème plus pressant et qui nous concerne tous de près, ici à Blind Lake.
« Il va sans dire que le blocus, baptisé quarantaine par certains, est un événement sans précédent que nous nous sommes tous efforcés de comprendre. Quarantaine est le terme qui convient, à mon avis. Plus personne ne conteste, j’imagine, qu’on nous a confinés ici non pour notre bien, mais pour la protection des gens de l’extérieur.
« Cela semble pourtant absurde, ridicule. Qu’avons-nous ici, à Blind Lake, qui puisse être considéré comme une menace ?
« Qu’avons-nous, en effet ? Certains ont suggéré qu’un danger pouvait résider dans les images mêmes que nous étudions, qu’elles pouvaient contenir un code stéganographique ou un autre message caché destructeur pour l’esprit humain. Mais nous n’avons pas vu grand-chose pour étayer cette hypothèse… à moins que vous ne vouliez prendre comme exemple le panégyrique de l’oratrice précédente. » Ray eut un sourire oblique, comme s’il avait dit quelque chose d’un peu méchant mais de très astucieux, et un rire gêné s’éleva du public. Il but une gorgée d’eau avant de continuer : « Non, je pense que nous devons concentrer nos soupçons sur le processus lui-même… sur le mécanisme O/BEC.
« Pourrait-il y avoir quelque chose de dangereux dans les cylindres O/BEC ? Nous en savons à peine assez pour répondre à cette question. Ce que nous savons, c’est que les processeurs O/BEC sont de très puissants ordinateurs quantiques d’un nouveau genre et que nous les utilisons pour développer du code réplicatif autoévolutif.
« Ces mots en eux-mêmes devraient nous donner l’alerte. Dans toutes les autres situations où nous avons essayé d’exploiter des systèmes évolutionnaires réplicatifs, nous avons été forcés de procéder avec le plus grand soin. Je fais allusion au quasi-désastre de l’année dernière au laboratoire nanotech du MIT – nous savons tous à quel point cela aurait pu être pire – et aux cultivars de riz nouveau qui ont provoqué tant de réactions histaminiques fatales en Asie au début des années 2020. »
Élaine griffonnait à toute bride sur un calepin électronique. Sébastian Vogel restait calme et attentif, tel un bouddha barbu.
« L’objection évidente est que ces événements concernaient de vrais systèmes réplicatifs dans le vrai monde, et non du code à l’intérieur d’une machine. Mais cette objection manque de perspicacité. L’écosystème virtuel des O/BEC est peut-être fini, il est en réalité énorme aussi. Littéralement des milliards de générations d’algorithmes sont itérés et moissonnés chaque jour afin de nous servir. Nous les sélectionnons à intervalles réguliers en fonction des résultats que nous désirons, mais ils continuent en permanence à se multiplier. Nous supposons qu’écrire les conditions limitatives nous confère un pouvoir divin sur nos créations. Ce n’est peut-être pas le cas.
« Bon, évidemment, nous n’avons jamais perdu un chercheur dans une embuscade montée par un algorithme. » D’autres rires : l’auditoire profane semblait aimer cela, même si les gens d’Observation et Interprétation gardaient un silence méfiant. « Et ce n’est pas ce que je sous-entends. Mais selon certains indices, dont je n’ai pas encore la liberté de parler, les installations de Crossbank ont été arrêtées quelques heures avant la mise en place de la quarantaine à Blind Lake, et il s’y est bel et bien produit quelque chose de dangereux, peut-être en rapport avec leurs machines O/BEC. »
Voilà qui était nouveau. Dans tout le public, les gens se redressèrent littéralement sur leurs sièges. Chris jeta un coup d’œil à Élaine, qui haussa les épaules : elle ne s’attendait pas à ce que Ray aborde le sujet.
Peut-être Ray n’en avait-il pas eu l’intention. Il brassa ses papiers et eut un long moment l’air dérouté.
« Cela reste à confirmer, bien entendu… »
Il mit de côté son discours écrit.
« Mais je veux revenir un instant aux affirmations de l’oratrice précédente…
— Il improvise, chuchota Élaine. Marguerite a dû marquer un point à un moment ou à un autre. Ou alors il a bu quelques verres avant de monter sur scène.
Читать дальше