Quelques jours après notre débarquement, je me suis promené avec Julian parmi les troupes tout juste arrivées. Si on m’avait nommé colonel pour la durée de mon rengagement, en premier chef pour justifier ma présence dans l’entourage de Julian, je n’étais qu’un officier anonyme parmi d’autres pour la plupart de ces hommes, même si plusieurs avaient lu mes Aventures du capitaine Commongold et auraient peut-être reconnu mon nom si je l’avais donné. Julian lui-même, bien entendu, était aussitôt reconnaissable tant par son grade que par sa jeunesse, sa barbe blonde et son uniforme immaculé. Les hommes le saluaient ou tenaient à lui serrer la main tandis que nous passions devant des lits de camp installés dans une écurie vide. Un trou percé dans le toit par un obus d’artillerie laissait entrer la lumière froide du jour. Julian s’est placé au milieu de cette colonne de lumière comme un saint d’un tableau. Il maîtrisait désormais non seulement l’art de sembler confiant, mais celui de produire la confiance, comme si le courage était de la chaleur et Julian un poêle à charbon. Cela faisait de ces hommes de meilleurs soldats, de surcroît plus loyaux, car ils en étaient venus à voir en lui un prodige militaire. J’imagine qu’ils lui auraient tiré la barbe pour se porter chance, si une telle impertinence avait été autorisée.
J’ai parcouru des yeux l’océan de visages qui l’entourait dans l’espoir d’apercevoir quelqu’un de notre ancien régiment de Montréal. La présence de Lymon Pugh aurait été la bienvenue, mais je ne l’ai pas vu. La seule figure que j’ai reconnue a été, peut-être par malheur, celle de ce voleur de soldat Langers, qui n’avait pas pris du galon depuis notre dernière rencontre. En me voyant approcher, il a fait pivoter son corps d’une maigreur cadavérique pour tenter de s’enfuir, manœuvre que la densité de la foule ne lui a pas permis de mener à bien.
« Soldat Langers ! » ai-je appelé.
Il s’est arrêté net et retourné. Intimidé par mon nouveau grade et mon nouveau poste, il a d’abord essayé de faire comme si je me trompais de personne, mais a fini par renoncer et par me demander : « Est-ce que ce Sam Samson est dans les environs ? J’espère pas. Tu as toujours été correct avec moi, Adam Hazzard, mais ce vieil homme m’a fait rouer de coups pour m’apprendre l’honnêteté… il semble n’avoir aucune confiance en moi.
— Il ne s’appelle plus Samson, mais Godwin, et il fait partie de l’état-major de Julian, mais je ne pense pas que tu aies quoi que ce soit à craindre ni de l’un ni de l’autre. Sam et Julian ne sont pas du genre rancunier. Tu devrais très bien t’en sortir, du moment que tu tiens ta langue et que tu ne tires pas au flanc au combat. De toute manière, tu me sembles en excellente santé. » Son nez était cependant un peu plus tordu que dans mon souvenir. « Tu vends toujours des breloques récupérées sur le champ de bataille ? »
Ma question l’a fait rougir. « Je n’ai rien à vendre pour le moment… bien entendu, on ne peut rien exclure…
— J’espère que tu ne continues pas à voler les morts et escroquer les vivants !
— Je me suis rangé. Non que je serais contre un dollar par-ci par-là, honnêtement acquis.
— Je suis ravi de l’apprendre, ai-je assuré. Que tu t’es rangé, je veux dire. J’en ferai part à Sam et Julian.
— Merci, c’est très aimable… mais inutile de les déranger à cause de moi. Je préférerais autant rester anonyme. Dis, Adam… enfin, colonel Hazzard, c’est vrai ce qu’on raconte sur cette expédition ?
— Difficile à dire, tant que je ne sais pas qui est ce “on” ni ce qu’il est censé avoir dit.
— Que nous avons une arme secrète à utiliser contre les Hollandais… quelque chose de mortel, de chinois et d’inattendu. »
Je lui ai répondu ne rien savoir à ce sujet, dans ce cas, mais je ne suis pas certain qu’il ait cru à mes dénégations.
Plus tard, dans les quartiers de commandement que nous avions établis à l’étage de la maison de l’ancien maire, Julian s’est montré philosophe quand je lui ai annoncé la présence du soldat Langers dans nos rangs. « Si Langers s’est amendé, alors mon oncle est Philosophe. Mais du moment qu’il peut tenir un fusil, il ne vaut pas moins qu’un autre soldat. Son histoire d’arme secrète chinoise m’intéresse davantage.
— Cette arme existe ? ai-je demandé avec espoir.
— Non, bien sûr que non. Mais croire à son existence pourrait bénéficier au moral des troupes. Ne répands pas cette rumeur-là, Adam… mais ne la démens pas si tu l’entends. »
Le lendemain, je me suis à nouveau promené dans le camp. J’ai trouvé le soldat Langers et un certain nombre d’autres fantassins en train de jouer de l’argent aux dés dans une ruelle derrière une taverne pillée. Ils n’ont pas remarqué ma présence et je ne les ai pas dérangés. Peut-être cela n’a-t-il pas d’importance qu’ils gaspillent leur argent, me suis-je dit. Peut-être seront-ils bientôt morts, ou incapables de toucher leur arriéré de solde, et encore moins de le dépenser avec raison.
Le jeu est bien entendu un péché autant qu’un vice. Ces hommes pourraient toutefois rendre par eux-mêmes des comptes au Paradis. Si on arrivait au Jugement dernier troué de balles pour avoir défendu son pays, serait-on vraiment renvoyé parce qu’on jouait aux cartes ou aux dés ?
Je pensais que non. Julian m’avait au moins rendu à ce point Agnostique.
Le lendemain matin, les transports de troupes ont cessé d’arriver à Striver.
C’était mauvais signe. Les navires descendaient jusqu’alors le détroit avec une régularité d’horloge, livrant hommes, biens et articles de guerre, mais nous n’avions pas encore reçu la totalité des forces que nous avait allouées la planification militaire générale. Non que l’armée déjà réunie fût insignifiante. La Marine avait débarqué deux divisions entières de trois mille hommes chacune, dont un détachement de cavalerie avec ses montures, ainsi qu’un hôpital de campagne au grand complet et une brigade d’artillerie avec des pièces légères flambant neuves et d’amples réserves de munitions.
Sur le papier, cela constituait une force formidable, même si plusieurs centaines de ces soldats souffraient déjà d’affections qui allaient du mal de mer aux fièvres contagieuses et les rendaient inaptes au combat. Nous avions toutefois espéré affronter l’ennemi avec dix mille soldats valides… Tel était en effet approximativement l’effectif des défenseurs hollandais de Goose Bay, à ce que nous croyions savoir, forces qui recevraient très vite du renfort par rail, si ce n’était déjà fait.
Julian a passé le plus clair de la journée sur les quais à scruter les eaux agitées du lac Melville avec l’intensité d’une veuve de marin. J’étais sorti le chercher pour qu’il prît un repas chaud et participât à une réunion avec ses sous-commandants quand une voile est enfin apparue… Ce n’était hélas que le Basilisk, parti de l’autre côté du lac à Shesh, une localité moins grande que Striver et désormais elle aussi sous contrôle américain. L’amiral est descendu à terre dans une des chaloupes du Basilisk se joindre à notre dîner.
Je n’ai pas encore décrit l’amiral Fairfield. Disons juste qu’il était plus âgé encore que Sam Godwin, mais toujours vif et dynamique. Il avait participé à nombre de batailles navales et la politique ne lui inspirait qu’une indifférence fréquente parmi les marins : au contraire des deux armées, la Marine se voyait rarement appelée à régler des disputes concernant l’ascension au pouvoir de généralissimes. Bref, elle n’avait jamais marché sur New York afin de couronner un roi. Elle se limitait à combattre l’ennemi sur les mers, tradition dont elle tirait fierté, et c’est ainsi qu’elle plaisait à l’amiral Fairfield.
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