— Je n’ai rien d’autre à porter !
— Je vais vous trouver quelque chose. Déshabillez-vous… ce pantalon ne séchera pas tant qu’il restera sur vous. »
Cette extraordinaire affirmation était indubitablement exacte, aussi ai-je suivi sa suggestion tandis qu’elle passait dans une autre pièce chercher de quoi nous couvrir. Elle est revenue vêtue d’une espèce de robe chinoise, avec des Dragons fantaisistes brodés dessus, et m’a tendu un vêtement similaire ainsi qu’une serviette.
Je me suis volontiers séché, mais n’ai pas voulu de la robe. « Je crois que c’est un habit de femme.
— C’est une robe de soie. Tous les Chinois de qualité en portent, hommes compris. On peut en acheter sur les quais… à très bon prix, quand les bateaux arrivent et qu’on connaît le vendeur qu’il faut. Mettez-la, s’il vous plaît. »
J’ai obéi, non sans me sentir un tantinet ridicule. Mais la robe s’est avérée confortable et fournissait juste ce qu’il fallait en termes de dissimulation et de chaleur. J’ai décidé de m’en accommoder, du moment qu’un frère Blake n’enfonçait pas la porte pour me tirer dessus, car mourir dans un tel vêtement pourrait susciter d’embarrassantes questions.
Calyxa a allumé le poêle de la cuisine sur lequel elle a posé une bouilloire pleine. Pendant qu’elle s’activait, j’ai examiné de plus près sa bibliothèque. J’espérais trouver un titre de M. Charles Curtis Easton que je ne connaissais pas et pourrais emprunter, mais les goûts de Calyxa ne la portaient pas dans cette direction. Il y avait peu d’ouvrages de fiction et encore moins qui portaient l’imprimatur du Dominion. J’ai supposé l’autorité du Dominion plus puissante dans l’Ouest que dans ces régions frontalières, si souvent passées aux mains des Hollandais. Il y avait là des titres et des auteurs dont je n’avais jamais entendu parler. Certains en français, dont je n’ai pu déchiffrer le titre. Parmi les ouvrages en anglais, j’en ai choisi un d’Arwal Parmentier intitulé Histoire de l’Amérique depuis la Chute des Villes. Il avait été publié en Angleterre – un pays à la longue histoire malgré sa faible population et dont l’allégeance à Mitteleuropa était davantage officielle que sincère. Je l’ai approché d’une lampe et en ai lu un paragraphe au hasard :
Il ne faut pas uniquement interpréter la montée de l’Aristocratie comme une réaction à l’épuisement quasi total du pétrole, du platine, de l’iridium et des autres ressources essentielles à l’Efflorescence Technologique. La tendance à l’oligarchie précède cette crise et y a contribué. Avant même la Chute des Villes, l’économie globale était devenue ce que nos paysans appellent une « monoculture », rationalisée et relativement efficace, mais sans l’utile diversité favorisée durant les époques antérieures par l’existence de frontières nationales et de régulation locale des affaires. Bien avant que les maladies, la faim et le manque d’enfants réduisent si dramatiquement la population, les richesses avaient déjà commencé à se concentrer entre les mains d’une minorité de puissants Propriétaires. Voilà pourquoi, en éclatant, la Crise de la Pénurie n’a pas provoqué une réaction prudente et bien préparée, mais une prise déterminée de pouvoir par les Oligarques ainsi qu’un repli dans le dogmatisme religieux et l’autorité ecclésiastique de la population effrayée et privée du droit de vote.
La raison pour laquelle ce volume n’avait pas reçu l’imprimatur du Dominion m’est vite devenue évidente et je suis allé le replacer sur son rayon. Calyxa, qui revenait de la cuisine avec une tasse de thé dans chaque main, a toutefois eu le temps de me voir avec. « Vous lisez, Adam Hazzard ? » Elle semblait surprise.
« Eh bien oui… Le plus souvent possible.
— Vraiment ! Vous avez lu Parmentier ? »
J’ai reconnu ne pas avoir eu ce plaisir. La Philosophie Politique n’était pas un sujet auquel je m’étais consacré, lui ai-je dit.
« Dommage. Parmentier est impitoyable sur l’Aristocratie. Tous mes amis l’ont lu. Que lisez-vous, alors ?
— J’admire le travail de M. Charles Curtis Easton.
— Ce nom ne me dit rien.
— C’est un romancier. Je pourrai peut-être vous faire connaître son œuvre un jour.
— Peut-être », a dit Calyxa. Nous nous sommes assis sur le canapé et elle a bu une gorgée de thé. Elle semblait assez détendue, pour quelqu’un qui venait de voir son meurtrier de frère prendre une balle dans la tête, puis de passer la soirée à gambader sur les toits de Montréal. Elle a reposé sa tasse pour dire : « Regardez, vos pieds… ils saignent partout sur la moquette. »
Je me suis excusé.
« Ce n’est pas la moquette qui me préoccupe ! Tenez, allongez-vous et posez les pieds sur cette serviette. »
Ainsi ai-je fait, et Calyxa est allée me chercher un médicament… un onguent qui sentait l’alcool et le camphre, m’a brûlé quand elle m’en a mis, mais n’a pas tardé à calmer mes douleurs. Elle a examiné mes pieds avec soin avant de les bander d’ouate. « Et vous avez laissé vos brodequins là-bas.
— Oui.
— Ce n’était pas une bonne idée. Des godillots militaires. Job comprendra que j’étais avec un soldat américain et ça n’améliorera pas son humeur. »
Que j’eusse tiré une balle dans la tête de son frère devait avoir mis Job dans une colère noire, selon moi, si bien que mes brodequins n’aggraveraient pas grand-chose, mais j’ai pris l’inquiétude de Calyxa au sérieux. « Désolé de vous le dire, Calyxa, et sans vouloir insulter votre famille, je commence à regretter de ne pas avoir pu tirer sur vos deux frères.
— J’aurais préféré aussi, mais l’occasion ne s’est pas présentée. Vos pauvres pieds ! On s’en occupera encore un peu au matin et on remplacera vos brodequins par quelque chose de mieux avant que vous ayez à rentrer à pied dans votre régiment. »
Je n’avais pas envisagé un futur aussi lointain et cette perspective m’a paru intimidante, mais Calyxa ne s’est pas attardée sur le sujet. « Adam Hazzard, je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi. J’ai d’abord redouté vos motifs, mais Evangelica avait raison… vous êtes tout aussi simple que vous en avez l’air. Je veux vous récompenser », sur quoi elle m’a entouré de son bras, a tiré ma tête vers la sienne et déposé un léger baiser sur ma joue, « et je veux vous récompenser de la meilleure façon possible, mais ce n’est pas très commode pour le moment… »
Ma joue me cuisait encore à l’endroit où elle avait posé ses lèvres. « Vous n’avez pas besoin de vous expliquer ! Je ne mettrai jamais en doute votre vertu, ni ne prétendrai avoir le moindre droit dessus juste parce que je vous ai aidée à échapper à vos frères ! » (Et j’ai rajusté ma robe chinoise pour dissimuler le témoignage contradictoire de ma nature masculine.)
« Ce n’est pas ça. Je veux vous remercier, Adam. Ce serait autant un plaisir pour moi que pour vous. Vous me comprenez ? Mais le moment n’est pas propice.
— Bien sûr que non, après ces coups de feu et le reste.
— Ce que je veux dire, c’est que…
— Je me contente tout à fait de bavarder ici avec vous. Je voulais votre amitié, je l’ai obtenue… voilà ma récompense.
— J’ai mes règles, espèce de bouseux ignorant # ! » a-t-elle lancé avec un peu d’impatience, ce que j’ai pris pour un autre témoignage de sa gratitude, de sa gratitude irrépressible. Je n’espérais rien d’elle, mais j’ai laissé entendre qu’un deuxième baiser ne serait pas de refus, et elle m’en a donné un, que je lui ai rendu, et je n’avais jamais été aussi heureux, malgré toute cette gymnastique sur les toits et cette violence meurtrière. Tel est l’Amour en temps de guerre.
Читать дальше