« Non que vous n’ayez pas une chose ou deux à apprendre », a ajouté Dornwood, ce qui m’a fait redescendre sur terre.
« Comment ça ? ai-je demandé. J’ai essayé de coller le plus possible à la vérité. Je n’ai pas inclus d’éléphants ni rien de la sorte.
— Votre retenue est admirable… peut-être même excessive. » Dornwood a gardé le silence le temps de rassembler ses pensées, ce qui ne pouvait être facile, tant il avait consommé de spiritueux (à en juger par le nombre de bouteilles vides éparpillées) et tant l’arôme de chanvre flottait encore dans l’atmosphère. « Ce que vous avez écrit me plaît – c’est clair, grammaticalement correct et ordonné –, mais il faudrait “tonifier” votre texte, si vous vouliez le faire publier dans un journal.
— Comment on fait ?
— Eh bien, tenez, ici, vous écrivez “Le soldat Commongold est passé d’un pas très régulier devant moi pour s’approcher des combats”.
— Ça s’est passé de cette manière. J’ai pris grand soin de le retranscrire fidèlement.
— Trop grand soin. Le lecteur ne veut pas entendre parler d’un pas régulier. Ce n’est pas spectaculaire. Vous pourriez dire à la place : “Ignorant les coups de feu et les obus dévastateurs qui explosaient autour de lui, le soldat Commongold s’est enfoncé avec une détermination inébranlable au cœur de la bataille.” Vous voyez comme ça anime les choses ?
— Je crois, oui, mais au prix d’un certain manque d’exactitude.
— Exactitude et spectaculaire sont les Charybde et Scylla du journalisme, Adam [35] À l’époque, j’ai pris «Charybde et Scylla» pour des rédacteurs en chef new-yorkais avec qui avait traité Dornwood, ou peut-être pour une maison d’édition. Il s’agit en réalité de deux énormes Rochers Marins de la mythologie grecque, rochers qui avaient l’inhabituelle capacité à se mouvoir d’eux-mêmes et pris la mauvaise habitude d’écraser les marins.
. Naviguez entre les deux, c’est ce que je vous conseille, mais donnez de la bande vers le spectaculaire, si vous voulez réussir. En fait, “le soldat Commongold”, c’est un peu terne, au niveau grade, même si le nom est bon… accordons-lui une promotion. Le capitaine Commongold ! Vous ne trouvez pas que ça sonne mieux ?
— Si, j’imagine.
— Laissez-moi votre texte », a dit Dornwood en jetant un coup d’œil à sa machine à écrire, qu’on n’entendait plus depuis quelque temps, peut-être à cause des alcools forts que consommait son propriétaire. « Je vais continuer à y réfléchir et je vous donnerai des avis plus utiles la semaine prochaine. Entre-temps, Adam, si vous retournez au combat, veuillez répéter l’exercice : rédigez un compte rendu, aussi spectaculaire que le permettent les faits, et apportez-le-moi. En échange, je consentirai peut-être à vous montrer comment on se sert de cette machine à écrire que vous aimez tant regarder, puisque vous êtes un auteur en herbe non sans quelque talent. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Très bonne idée, monsieur Dornwood », ai-je répondu sans méfiance.
Les combats ont continué sur le Saguenay tandis que, autour de Montréal, tout restait globalement calme. Il s’est bien entendu produit quelques escarmouches, puisque les rares forces mitteleuropéennes encore éparpillées dans les Laurentides effectuaient une sortie de temps en temps pour se changer les idées et s’amuser un peu. J’ai dûment consigné ces échanges pour Theodore Dornwood, en compensation de conseils littéraires, mais ce n’était pas grand-chose. Durant cette période, Julian s’est distingué en tenant une position d’artillerie cruciale quand elle s’est retrouvée sous le feu nourri des Hollandais, si bien que sa réputation au sein de la troupe n’a cessé de grandir… tandis que celle du major Lampret poursuivait son déclin.
Mais ce qui a le plus compté pour moi cet été-là s’est déroulé dans la ville de Montréal, au cours des week-ends où, une fois levée l’interdiction de Lampret, on nous accordait une permission.
« Alors comme ça », a dit Lymon Pugh, qui avait relevé ses manches pour exposer ses avant-bras musclés aux horribles cicatrices, avant-bras qui effrayaient souvent les inconnus et dont il se montrait très fier, « il reste que nous deux. »
Nous nous trouvions à Montréal où nous entrions dans une taverne de Guy Street. Lymon y venait pour s’enivrer, mais c’était le genre d’établissement qui servait aussi de la nourriture et j’avais l’intention d’étouffer mes souffrances avec un bifteck tandis que Lymon noyait les siennes dans un seau de bière. (En guise de boisson, j’ai pris en entrant une louche d’eau ordinaire dans la carafe en céramique posée près de la porte. L’eau était saumâtre, avec un goût de tabac… peut-être un précédent client avait-il confondu cette carafe avec un crachoir.)
« Il reste que nous deux », a répété Lymon… Sam et Julian étaient en effet partis se distraire d’une autre manière que nous, en ce vendredi soir.
L’été était horriblement chaud et humide, dans la région de Montréal. Nous venions d’entrer dans la saison des taons, que les autochtones appelaient « mouches noires » et dont des brigades patrouillaient dans les rues à la recherche de chair humaine. Nous avions eu une journée couverte, l’air était d’une épaisseur de beurre et nos chemises dégoulinaient alors que nous sortions tout juste du camp. Désireux de ne pas être pris pour des soldats en service et de mieux nous fondre dans la population locale, nous portions les rares vêtements civils que nous possédions encore ou avions récemment achetés.
J’avais néanmoins appris lors d’expéditions antérieures dans la ville qu’un soldat n’était jamais vraiment chez lui à Montréal. Les habitants ne nous détestaient pas vraiment – ils gardaient un mauvais souvenir de leur période d’occupation hollandaise et tout bien considéré, l’armée des Laurentides faisait un maître plus agréable que Mitteleuropa. Nous étions toutefois bel et bien leurs maîtres, du moins en théorie, car Montréal se trouvait sous droit militaire et les contraintes imposées à ses citoyens irritaient un grand nombre d’entre eux. Le clergé catholique se montrait particulièrement versatile, encore piqué au vif par l’ingérence du Dominion dans ses affaires, et on avait vu des habitants d’ascendance cree défier des soldats dans la rue, du fait d’une rancune qu’on ne m’a jamais vraiment expliquée.
Il n’était cependant pas difficile d’éviter les plus pénibles de ces désagréments et l’avers de cette médaille était la généreuse hospitalité des résidents les moins politisés de Montréal, dont les patrons de restaurants et de bars. On nous avait donné une bonne table dans cette taverne, le Thirsty Boot, où personne ne nous a dérangés après que nous avons passé commande de nos boissons à une aimable serveuse en tablier.
« Ma parole, je me demande bien ce que ces deux-là font de leur temps, disait Lymon Pugh. Que diable veut Sam à tous ces maudits Amish, par exemple ?
— Quels Amish ?
— Tu sais, ces barbus en chapeau noir qu’il fréquente chaque fois qu’on vient en ville. »
Lymon se méprenait. Le judaïsme était légal à Montréal, d’où une importante communauté de Juifs très pieux avec laquelle Sam avait commencé à assister à des services religieux. Les hommes dans cette partie de la ville arboraient en effet souvent la barbe et un grand chapeau noir, à moins qu’ils n’en portassent des petits qui leur restaient comme collés sur le crâne. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’Amish. « Je crois que les Amish vivent en Pennsylvanie, dans l’Ohio ou quelque chose comme ça, ai-je dit.
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