Harey entassa la vaisselle dans l’évier. Snaut se balançait sur ses talons ; il grimaçait et suçait bruyamment ses dents. J’eus l’impression qu’il exagérait ce bruit à plaisir.
Il me considéra avec insistance :
— Tu as décidé de ne plus te raser ? — Je ne répondis pas. — Crois-moi, ajouta-t-il, tu as tort ! Lui aussi, il avait commencé par ne plus se raser …
— Va te coucher !
— Quoi ? J’ai envie de bavarder un peu. Écoute, Kelvin, il nous veut peut-être du bien … Il veut peut-être nous faire plaisir, mais il ne sait pas exactement comment s’y prendre. Il déchiffre des désirs dans nos cerveaux, et deux pour cent seulement des processus nerveux sont conscients. Par conséquent, il nous connaît mieux que nous ne nous connaissons. Il faut s’entendre avec lui. Tu m’écoutes ? Tu ne veux pas ? Pourquoi — il larmoyait — pourquoi est-ce que tu ne te rases pas ?
— Tais-toi !.. tu es soûl.
— Ivre, moi ? Et alors ! Parce que je traîne ma bosse d’un bout à l’autre de l’espace et que je fouine dans le cosmos, je n’aurais pas le droit de me soûler ? Pourquoi ? Tu crois à la mission de l’homme, hein, Kelvin ? Gibarian m’a parlé de toi, avant de se laisser pousser la barbe … Il t’a très bien décrit … Ne va surtout pas dans le laboratoire, tu y perdrais la foi. Le laboratoire, c’est le domaine de Sartorius, notre Faust au rebours … Il cherche un remède contre l’immortalité ! C’est le dernier chevalier du Saint-Contact, l’homme qu’il nous faut … Sa trouvaille la plus récente, elle aussi, n’était pas mauvaise — agonie prolongée. Pas mal, hein ? Agonia perpetua … de la paille … des chapeaux de paille … et tu ne bois pas, Kelvin ?
Il souleva ses paupières enflées et regarda Harey ; immobile, elle se tenait appuyée contre la paroi.
Snaut commença à déclamer :
« Ô, blanche Aphrodite, née de l’Océan, ta main divine … » — Il s’étrangla de rire. — Ça colle, hein, Kel … vin …
Une quinte de toux l’empêcha de continuer.
Calme, avec une rage froide, je grinçai :
— Tais-toi ! Tais-toi et va-t’en !
— Tu me chasses ? Toi aussi ? Tu ne te rases plus et tu me chasses ! Tu ne veux plus de mes avertissements, tu ne veux plus de mes conseils ? Entre compagnons interstellaires, il faut s’entraider ! Écoute, Kelvin, on va descendre, ouvrir les hublots, et on va l’appeler ! Il nous entendra peut-être. Mais quel est son nom ? Nous avons donné un nom à toutes les étoiles, à toutes les planètes, alors qu’elles avaient peut-être déjà un nom … Quel culot de notre part ! Viens, on descend ! On va crier, on lui expliquera si bien le tour qu’il nous a joué, qu’il en sera tout ému … il nous construira des symétriades d’argent, il élèvera vers nous ses prières mathématiques, il nous enverra des anges couleur de sang. Il partagera nos peines et nos terreurs, et il nous suppliera de l’aider à mourir. Il nous supplie déjà, il nous implore … par chacune de ses manifestations, il nous supplie de l’aider à mourir. Tu ne souris pas ? Tu sais pourtant que je plaisante ! Si l’homme avait un sens de l’humour plus prononcé, les choses auraient peut-être tourné autrement. Tu sais ce qu’il veut faire ? Il veut punir cet océan, il veut l’amener à hurler de toutes ses montagnes à la fois … Tu penses qu’il n’aura pas le courage de soumettre son plan à l’approbation de l’aréopage sclérosé qui nous a envoyés ici, en tant que rédempteurs de fautes qui nous sont étrangères ? Tu as raison … Il a peur. Mais il a seulement peur du petit chapeau. Il ne montrera le petit chapeau à personne, il n’en aura pas le courage, notre Faust …
Je me taisais. Snaut se balançait de plus en plus violemment. Les larmes ruisselaient le long de ses joues et tombaient sur ses vêtements. Il continua :
— Qui est responsable ? Qui est responsable de cette situation ? Gibarian ? Giese ? Einstein ? Platon ? Tous des criminels … Pense un peu, dans une fusée, l’homme risque d’éclater comme une bulle, ou de se pétrifier, ou de griller, ou de suer tout son sang d’un seul jet, sans avoir eu le temps de crier, et il ne reste plus que des osselets qui tournoient entre les parois blindées, selon les lois de Newton corrigées par Einstein, ces crécelles de notre progrès ! De bon cœur, nous avons suivi la route superbe, et nous voici arrivés … Contemple notre réussite, Kelvin, contemple nos cellules, ces assiettes incassables, ces éviers immortels, cette cohorte d’armoires fidèles, ces placards dévoués ! Si je n’étais pas ivre, je ne parlerais pas comme ça, mais un jour ou l’autre quelqu’un devait finir par parler. Quelqu’un devait-il parler ? Tu restes assis là, comme un enfant au milieu de l’abattoir, et tu te laisses pousser la barbe … À qui la faute ? Trouve la réponse toi-même !
Il se retourna lentement et sortit ; sur le seuil, il s’accrocha au montant de la porte, pour ne pas tomber. Et maintenant, l’écho de ses pas résonnait dans le couloir.
J’évitais de regarder Harey ; mais, malgré moi, je rencontrai soudain ses yeux. J’aurais voulu me lever, la prendre dans mes bras, lui caresser les cheveux. Je ne bougeai pas.
Trois semaines s’écoulèrent. Les volets des fenêtres se baissaient et se relevaient à heure fixe. La nuit, j’étais prisonnier de mes cauchemars. Et, chaque matin, la comédie recommençait. Mais était-ce une comédie ? Je me composais une apparence paisible, et Harey jouait le même jeu ; nous nous trompions mutuellement, en connaissance de cause, et cet accord servait notre ultime évasion : nous nous entretenions de l’avenir, de notre vie sur la Terre, de notre installation dans les environs d’une grande ville. Nous ne quitterions plus la Terre, nous passerions le reste de notre existence sous le ciel bleu et parmi les arbres verts. Ensemble, nous imaginions la disposition de notre maison, le tracé du jardin ; nous nous disputions pour des détails, l’emplacement d’une haie ou d’un banc … Étais-je sincère un seul instant ? Non. Je savais que nos projets étaient impossibles. Je le savais. Car même si Harey avait pu quitter la Station et survivre au voyage, comment aurais-je franchi les barrières de contrôle avec mon passager clandestin ? La Terre n’accueille que les humains, et tout être humain doit posséder des papiers en règle. Au premier contrôle, on retiendrait Harey, afin d’essayer d’établir son identité ; on nous séparerait et Harey, aussitôt, se trahirait. La Station était l’unique endroit où nous pouvions vivre ensemble. Harey le savait-elle ? Sûrement. Quelqu’un le lui avait-il dit ? Oui, probablement …
Une nuit, j’entendis Harey qui se levait doucement. Je voulus la retenir — dans l’obscurité et le silence, il nous arrivait encore de nous libérer un instant du désespoir, d’échapper à la torture par l’oubli. Harey n’avait pas remarqué que je m’étais réveillé. Quand j’étendis le bras, elle était déjà debout. Pieds nus, elle marchait vers la porte.
J’éprouvais une angoisse confuse ; sans oser élever la voix, je murmurai :
— Harey …
Je m’assis sur le lit. Harey était sortie, laissant la porte entrouverte : une mince paroi de lumière coupait obliquement la chambre. Il me sembla entendre des chuchotements. Harey parlait avec quelqu’un … Avec qui ?
Je sautai du lit, mais une terreur folle me saisit, et mes jambes refusèrent d’avancer. Je tendis l’oreille ; je ne percevais plus aucun bruit. Je me laissai retomber sur le drap. Le sang martelait mes tempes. Je commençai à compter. J’arrivais à mille, quand le panneau de la porte s’écarta. Harey entra, referma silencieusement la porte et demeura un instant immobile. Je m’efforçais de respirer régulièrement.
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