— Il n’existe pas d’autres planètes, pareilles à celle-ci ?
— Peut-être … nous n’en savons rien, c’est la seule que nous connaissons. En tout cas, elle est d’une espèce extrêmement rare — pas comme la Terre ! La Terre est d’une espèce commune — l’herbe de l’univers ! — et nous nous vantons de cette universalité, nous imaginons que rien ne peut nous rester étranger. Avec cette idée, hardis et joyeux, nous sommes partis vers d’autres mondes ! Et ces autres mondes, qu’allions-nous en faire ? Les dominer ou être dominés par eux, il n’y avait que cela dans nos malheureuses cervelles ! Ah, que de peine inutile, que de peine inutile …
Je me levai. À tâtons, je fouillai la pharmacie. Mes doigts reconnurent le flacon large et plat contenant les comprimés de somnifère.
Je me retournai dans l’obscurité :
— Je vais dormir ma chérie. — Sous le plafond, le ventilateur bourdonnait. — Je dois dormir, il le faut …
Je m’assis sur le lit. Harey me toucha la main. Je basculai en avant, je saisis Harey dans mes bras, et nous demeurâmes immobiles, pressés l’un contre l’autre. Je m’endormis.
Le matin, je me réveillai frais et reposé. L’expérience me parut une bien mince affaire ; je ne comprenais pas comment j’avais pu attribuer une telle importance à mon encéphalogramme. Je ne me tourmentais guère, non plus, de devoir introduire Harey dans le laboratoire. Malgré tous ses efforts, elle ne supportait pas de rester plus de cinq minutes sans me voir et m’entendre ; aussi avais-je renoncé à poursuivre les essais (elle était prête même à se laisser enfermer quelque part) et, en la priant de m’accompagner, je lui conseillai d’emporter un livre.
J’étais curieux surtout de ce que je trouverais dans le laboratoire. L’aspect de la grande salle bleue et blanche ne présentait rien de particulier, sinon que les rayons et les armoires destinés au rangement des instruments de verre paraissaient maigrement garnis ; le panneau d’une porte vitrée était fendu en étoile, et quelques portes n’avaient pas de panneau. Ces détails donnaient à supposer qu’une lutte s’était déroulée ici récemment, dont on avait autant que possible fait disparaître les traces.
Snaut, qui s’affairait auprès d’un appareil, se comporta assez correctement ; il ne marqua aucun étonnement de voir entrer Harey et la salua en s’inclinant légèrement.
Je m’étais étendu ; Snaut humectait de sérum physiologique mes tempes et mon front, quand une petite porte s’ouvrit et Sartorius sortit d’une pièce non éclairée. Il avait revêtu une blouse blanche et un tablier antiradiations noir, qui lui tombait jusqu’aux chevilles. Il me salua avec autorité, l’air très professionnel, comme si nous étions dans quelque grand institut sur la Terre, deux chercheurs parmi des centaines d’autres savants, et que nous poursuivions le travail de la veille. Il n’avait plus ses lunettes noires, mais je remarquai qu’il portait des verres de contact ; je pensai m’expliquer ainsi son regard inexpressif.
Les bras croisés sur la poitrine, Sartorius observait Snaut, qui avait mis en place les électrodes et m’enroulait une bande blanche autour de la tête. À plusieurs reprises, Sartorius parcourut des yeux toute la salle ; il ignora Harey. Recroquevillée au sommet d’un tabouret, appuyée contre un mur, malheureuse, elle faisait semblant de lire son livre.
Snaut s’étant reculé, je remuai ma tête chargée de disques métalliques et de fils électriques, afin de le regarder mettre le contact ; mais Sartorius, levant la main, se mit à parler avec onction :
— Dr Kelvin ! je vous demande un instant d’attention et de concentration. Je n’ai pas l’intention de vous dicter aucune démarche précise de la pensée, car cela fausserait l’expérience. Mais j’insiste pour que vous cessiez de penser à vous-même, à moi, à notre collègue Snaut, ou à qui que ce soit. Efforcez-vous d’éliminer toute intrusion de personnalités définies et concentrez-vous sur l’affaire qui nous a amenés ici. La Terre et Solaris ; le corps des savants considéré comme un seul tout, bien que les générations se soient succédé et que l’homme, en tant qu’individu, ait une existence limitée ; nos aspirations et notre persévérance en vue d’établir un contact intellectuel ; le long cheminement historique de l’humanité, la certitude que nous avons de poursuivre cette progression ; notre détermination de renoncer à tous sentiments personnels pour accomplir notre mission ; les sacrifices que nous sommes disposés à accomplir, les difficultés que nous nous apprêtons à vaincre … Voilà une série de thèmes dont il conviendrait de nourrir votre conscience. L’association des idées ne dépend pas entièrement de votre volonté. Cependant, le fait même que vous vous trouviez ici garantit l’authenticité du développement que je viens de présenter. Si vous n’êtes pas certain de vous être acquitté de votre tâche, dites-le, je vous en prie, et notre collègue Snaut recommencera l’enregistrement. Le temps ne nous manque pas …
En prononçant ces derniers mots, il avait esquissé un petit sourire sec, mais son regard demeurait morose. J’essayais de débrouiller les phrases pompeuses qu’il m’avait assenées avec le plus grand sérieux.
Snaut rompit le silence qui se prolongeait :
— On y va, Kris ? demanda-t-il.
Le coude sur le tableau de commande de l’électro-encéphalographe, il semblait s’appuyer négligemment au dossier d’une chaise. Son ton confiant me plut, et je lui fus reconnaissant de m’avoir appelé par mon prénom.
Je fermai les yeux :
— Allons-y !
Quand Snaut, ayant fixé les électrodes, s’était approché du tableau de commande, une angoisse soudaine m’avait opprimé ; maintenant, cette angoisse se dissipa tout aussi subitement ; à travers mes cils baissés, j’aperçus la lueur rouge des lampes de contrôle sur le tableau noir de l’appareil. Je ne sentais plus le contact humide et désagréable des électrodes métalliques, cette couronne de médailles froides qui m’entourait la tête. Mon esprit était une arène grise et vide, cernée d’une foule de spectateurs invisibles, massés sur des gradins, attentifs à mon silence — et de ce silence émanait un mépris ironique à l’égard de Sartorius et de la Mission. Qu’allais-je improviser pour tous ces spectateurs intérieurs à moi-même ? Harey … j’avançai son nom avec inquiétude, prêt à le retirer aussitôt. Mais il n’y eut pas de protestation. Je persévérai, je m’enivrai de tendresse et de douleur, j’étais disposé à endurer patiemment de longs sacrifices … Harey me remplissait tout entier ; elle n’avait pas de corps, pas de visage ; elle respirait en moi, réelle et imperceptible. Subitement, comme en surimpression de cette présence désespérée, je vis dans la pénombre grise le visage docte et professoral de Giese, le père de la solaristique et des solaristes. Je ne pensais pas à l’éruption bourbeuse, au gouffre nauséabond qui avait englouti ses lunettes d’or et sa moustache soigneusement brossée ; je voyais la gravure sur la page de titre de la monographie, les coups de crayon serrés dont le dessinateur avait auréolé la tête, une tête qui ressemblait tellement à celle de mon père — non par les traits, mais par l’expression d’antique sagesse et d’honnêteté — que finalement je ne savais plus qui des deux me regardait, mon père ou Giese. Ils étaient morts ; ni l’un ni l’autre n’avait reçu de sépulture — mais, à notre époque, les morts sans sépulture ne sont pas rares.
L’image de Giese disparut, et pendant un moment j’oubliai la Station, l’expérience, Harey, l’océan noir ; les souvenirs immédiats s’évanouirent devant la certitude foudroyante que ces deux hommes, mon père et Giese, maintenant retombés en poussière, avaient jadis fait face à tous les événements de leur existence, et de cette certitude je retirai une paix profonde, qui anéantit la foule informe massée autour de l’arène grise dans l’attente de ma défaite.
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