Je ripostai gauchement à son attaque :
— J’étais venu t’informer, par simple honnêteté, que j’ai l’intention de quitter la Station avec elle.
Snaut haussa les épaules :
— Tu n’en démords pas … J’ai exprimé mon opinion uniquement parce que je constate que tu te montes la tête. Et plus on s’élève, plus dure sera la chute, comme on dit … Viens demain matin, vers neuf heures, chez Sartorius … tu viendras ?
Je m’étonnai :
— Chez Sartorius ? Je croyais qu’il ne laissait entrer personne. Tu m’as dit qu’on ne pouvait pas même lui téléphoner.
— Il semble qu’il s’est arrangé d’une façon ou d’une autre. Nous ne parlons jamais de nos problèmes domestiques. Toi … c’est entièrement différent. Tu viendras demain matin ?
Je grognai :
— Je viendrai.
Je regardais Snaut. Sa main gauche avait glissé à l’intérieur du placard. Depuis quand la porte était-elle entrouverte ? Depuis assez longtemps, probablement, mais dans l’excitation de cette horrible conversation je n’avais rien remarqué. La position de cette main n’était pas naturelle. On aurait dit qu’il dissimulait quelque chose. Ou qu’il tenait quelqu’un par la main.
J’humectai mes lèvres :
— Snaut, qu’est-ce que tu …
— Sors, dit-il à voix basse et très tranquillement, sors !
Je sortis et je fermai la porte sur les dernières lueurs du crépuscule rouge. À dix pas de la porte, Harey attendait, assise par terre, collée à la paroi.
Elle se leva d’un bond :
— Tu vois, dit-elle en me regardant avec des yeux brillants. J’ai réussi, Kris … Je suis si contente ! Peut-être … ce sera peut-être de plus en plus facile …
Je répondis distraitement :
— Oh, oui, sûrement …
Nous rentrâmes chez moi. Je n’avais pas cessé de me casser la tête au sujet de ce placard. C’était donc là qu’il cachait ? … Et toute notre conversation ? … Les joues commençaient à me brûler si fort qu’involontairement je les caressai du dos de la main. Quelle conversation stupide ! Et pour aboutir à quoi ? À rien. Ah, oui, demain matin …
Brusquement, la peur me saisit, une peur semblable à celle que j’avais éprouvée la nuit précédente. Mon encéphalogramme. L’enregistrement intégral des processus de mon cerveau, transformé en un faisceau de rayons, serait déchargé dans l’océan, dans les profondeurs de ce monstre inconcevable, infini … Qu’avait dit Snaut : « Si elle disparaissait, tu souffrirais horriblement ? » Un encéphalogramme est un enregistrement de tous les processus — des processus conscients et inconscients. Si je souhaite qu’elle disparaisse, disparaîtra-t-elle ? Mais si je désirais me débarrasser d’elle, serais-je aussi effrayé à l’idée de l’anéantissement qui la menace ? Suis-je responsable de mon inconscient ? Mais qui d’autre en serait responsable ? … Quelle sottise ! Pourquoi ai-je accepté de leur livrer mon encéphalogramme … Je peux évidemment étudier l’enregistrement avant de permettre qu’on l’utilise, mais je ne saurai pas le déchiffrer. Personne ne saurait le déchiffrer. Les spécialistes ne peuvent circonscrire les pensées du sujet qu’en termes généraux. Ils diront, par exemple, que le sujet méditait la solution d’un problème mathématique, mais seront incapables de préciser les données de ce problème. Ils sont contraints de s’en tenir à des généralités, affirment-ils, car l’encéphalogramme reproduit pêle-mêle une multitude de processus se déroulant simultanément, et dont une partie seulement a une « doublure » psychique. Et les processus inconscients ? Les spécialistes refusent absolument d’en parler. Comment exiger, par conséquent, qu’ils déchiffrent des souvenirs plus ou moins refoulés … Mais de quoi ai-je tellement peur ? J’ai dit à Harey, ce matin même, que l’expérience n’aura pas d’aboutissement. Si nos neurophysiologistes sont incapables de déchiffrer l’enregistrement, comment cet étranger, ce géant noir et fluide en serait-il capable …
Il m’a pourtant pénétré, à mon insu ; il a sondé ma mémoire et il a découvert mon point le plus sensible. Comment en douter ? Sans aide aucune, sans aucune « transmission de rayons », il a traversé le blindage hermétique, la double carapace de la Station, il m’a trouvé et il a emporté son butin …
— Kris ? chuchota Harey.
Debout devant la fenêtre, le regard fixe, je n’avais pas vu venir la nuit. Un mince plafond de nuages élevés, coupole argentée reflétant faiblement le soleil disparu, voilait les étoiles.
Si elle disparaît après l’expérience, cela signifiera que je souhaitais sa disparition. Que je l’ai tuée. Non, je ne monterai pas chez Sartorius. Je ne suis pas obligé de leur obéir. Qu’est-ce que je leur dirai ? La vérité ? Non. Je ne peux pas leur dire la vérité. Il faudra jouer la comédie, mentir, encore et toujours … Parce qu’il y a peut-être en moi des pensées, des intentions, des espoirs cruels dont je ne sais rien, parce que je suis un assassin qui s’ignore. L’homme est parti à la découverte d’autres mondes, d’autres civilisations, sans avoir entièrement exploré ses propres abîmes, son labyrinthe de couloirs obscurs et de chambres secrètes, sans avoir percé le mystère des portes qu’il a lui-même condamnées. Leur abandonner Harey … par pudeur ? L’abandonner uniquement parce que je manque de courage ?
— Kris, dit Harey, plus bas encore.
Elle s’était rapprochée de moi. Je fis semblant de ne pas l’avoir entendue. En cet instant, je voulais m’isoler. Je devais m’isoler. Je n’avais encore rien décidé, pris aucune résolution. Immobile, je contemplais le ciel noir, les étoiles froides, pâles fantômes des étoiles qui brillaient au-dessus de la Terre. Ma tête s’était brusquement vidée de toute pensée. Il me restait seulement la morne certitude d’avoir irrémédiablement franchi une frontière. Indifférent, je refusais de savoir que je cheminais vers l’inaccessible et je n’avais plus même la force de me mépriser.
— Kris, c’est à cause de cette expérience ?
Le son de sa voix m’atteignit par surprise ; je me raidis. Étendu dans l’obscurité, je ne dormais pas, je n’avais pas fermé les yeux. Depuis de longues heures, n’entendant plus son souffle, je l’avais oubliée. Solitaire, je m’étais laissé emporter par le courant confus des pensées nocturnes ; poursuivant les délires de mon rêve éveillé, j’avais perdu de vue la mesure exacte et la signification de la réalité.
— Quoi … comment sais-tu que je ne dors pas ?
— Quand tu dors, tu respires autrement, dit-elle doucement, comme pour se faire pardonner cette remarque. Je ne voulais pas te déranger … Si tu ne peux pas me répondre, ne réponds pas …
— Pourquoi ne pourrais-je pas parler ? Oui, tu as deviné, c’est cette expérience.
— Qu’en espèrent-ils ?
— Ils ne le savent pas eux-mêmes. Quelque chose. N’importe quoi. Ce n’est pas l’« Opération Pensée », c’est l’« Opération Désespoir ». À vrai dire, il faudrait que l’un de nous ait le courage d’annuler l’expérience et de prendre sur soi la responsabilité de la décision. Mais la majorité estime que ce courage-là n’est que de la frousse, et qu’annuler l’expérience, c’est donner le signal de la retraite, du renoncement, d’une fuite indigne de l’homme. Comme s’il était digne de l’homme de patauger, de s’embourber, de se noyer dans ce qu’il ne comprend pas et ne comprendra jamais. — Je m’arrêtai, mais presque aussitôt un nouvel accès de colère me déchaîna. — Naturellement, ils ne sont pas à court d’arguments ! Ils prétendent que, même si nous ne réussissons pas à établir le contact, nous n’aurons pas perdu notre temps en étudiant ce plasma — toutes ces villes vivantes qui émergent à longueur de journée et disparaissent — et que nous finirons par percer le secret de la matière. Ils savent parfaitement qu’ils se dupent eux-mêmes, qu’ils se promènent au milieu d’une bibliothèque dont tous les livres sont écrits dans une langue incompréhensible et où seule la couleur des reliures est reconnaissable !
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