Stanislas Lem - Solaris

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L’histoire se déroulant à bord de la station d’observation est la continuation de celle commencée avec la découverte de la planète. Là, l’incompréhension est de mise : les occupants de la station ne savent pas comment interpréter les raisons pour lesquelles l’océan a réagi en leur envoyant ces « visiteurs », tirés de souvenirs douloureux. Est-ce une volonté délibérée de les tourmenter en représailles à l’émission des rayons X ? Ou bien a-t-il agi sans savoir ce qu’il faisait, en extrayant les souvenirs les plus marquants de leurs esprits ? Les événements vécus par Kelvin et ses compagnons pourront-ils contribuer à sortir la Solaristique de l’ornière dans laquelle elle piétine depuis des années ? En tout cas, s’il y a une chose à en retenir c’est que, avant de comprendre une forme de vie extraterrestre, les humains doivent apprendre à se connaître eux-mêmes.
Solaris

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— Je vais lui téléphoner de l’atelier. Je ne ferme pas les portes.

Harey acquiesça de la tête.

Je traversai la zone rouge ; par contraste, et malgré les lampes, le couloir me parut obscur. La porte de l’atelier était ouverte. Dernières traces laissées par les événements de la nuit, les débris de la bouteille Deware brillaient sous une rangée de réservoirs d’oxygène liquide. Quand je soulevai le combiné, le petit écran s’éclaira ; je composai le numéro de la cabine radio. Derrière le verre mat, la pellicule de lumière bleutée éclata ; penché de côté, par-dessus l’accoudoir d’un fauteuil, Snaut me regardait dans les yeux.

— Salut, dit-il.

— J’ai trouvé ton billet. Je voudrais te parler. Je peux venir ?

— Tu peux. Tout de suite ?

— Oui.

— Excuse-moi, tu viens seul ou … accompagné ?

— Seul.

Projetant en avant son front barré de rides épaisses, ses joues maigres et brûlées, il m’examinait à travers le verre bombé — drôle de poisson dans un drôle d’aquarium.

Il prit un air entendu :

— Bien, bien, je t’attends.

Quand je rentrai dans ma chambre, je distinguai vaguement la silhouette de Harey au-delà du rideau de rayons rouges.

— Nous pouvons aller, ma chérie … — La voix me manqua.

Harey était assise dans un fauteuil, les bras repliés sous les accoudoirs. Avait-elle entendu trop tard mes pas ? L’espace d’une seconde, je la vis lutter contre la force incompréhensible qui l’habitait, vaincre cette horrible contraction de tout son corps et se détendre enfin. Une fureur aveugle, mêlée de pitié, m’étouffait.

En silence, nous suivîmes le long couloir aux parois polychromes — la diversité des couleurs, selon les architectes, devait nous faciliter l’existence à l’intérieur de la carapace blindée. De loin, je constatai que la porte de la cabine radio était entrebâillée et laissait passer une bande de lumière rouge. Je regardai Harey, qui ne tenta même pas de sourire ; pendant tout le trajet, elle s’était préparée à un combat avec elle-même, et, maintenant que l’épreuve approchait, elle avait un visage pâle, amenuisé. À quinze pas de la porte, elle s’arrêta. Je me retournai ; elle me poussa du bout des doigts. Aussitôt, Snaut, mes projets, l’expérience, la Station, tout me parut dérisoire, comparé au supplice qu’elle s’apprêtait à subir. Je ne me sentais pas une vocation d’aide-bourreau ; je voulus revenir sur mes pas. Mais une ombre coupa le reflet du soleil sur la paroi et je me hâtai d’entrer dans la cabine.

Snaut s’était avancé vers la porte, comme s’il avait eu l’intention de sortir à ma rencontre. Le disque solaire l’auréolait d’une lueur pourpre, qui semblait irradier de ses cheveux gris. Nous nous considérâmes un moment sans rien dire. S’il pouvait m’étudier à loisir, moi, je ne le voyais pas, car j’étais ébloui par le flamboiement de la fenêtre.

Je passai à côté de Snaut et j’allai m’appuyer à un haut pupitre, d’où émergeaient les tiges flexibles des microphones. Snaut pivota lentement et continua à m’observer avec son sourire habituel, grimace qui n’exprimait pas la gaieté et trahissait le plus souvent une fatigue indicible. Les yeux toujours fixés sur moi, il se fraya un chemin parmi les monceaux d’objets entassés en désordre — accumulateurs thermiques, instruments, pièces de rechange destinées à l’installation de radio. S’approchant d’un placard métallique, il redressa un tabouret et s’assit, le dos contre la porte du placard.

Inquiet, je tendais l’oreille ; aucun bruit ne venait du couloir où j’avais laissé Harey. Pourquoi Snaut se taisait-il ? Notre silence à tous les deux devenait gênant.

Je m’éclaircis la voix :

— Quand serez-vous prêts ?

— On pourrait commencer aujourd’hui, mais l’enregistrement demande un certain temps.

— L’enregistrement ? Tu veux dire l’encéphalogramme ?

— Oui, tu étais d’accord … qu’est-ce qu’il y a ?

— Non, rien.

Le silence se prolongeant de nouveau, Snaut reprit :

— Tu avais quelque chose à me dire ?

Je murmurai :

— Elle sait …

Il fronça les sourcils :

— Ah ?

J’avais l’impression qu’il n’était pas vraiment surpris. Alors, pourquoi jouait-il l’étonnement ?

Je perdis toute envie de me confier à lui. Pourtant, par simple honnêteté, je me forçai à parler :

— Elle a commencé à avoir des soupçons depuis notre conversation dans la bibliothèque, elle m’a épié, elle a additionné les indices, puis elle a trouvé le magnétophone de Gibarian et elle a écouté la bande …

Le dos appuyé contre le placard, il ne bougeait pas, mais un faible éclat avivait ses yeux. Debout à côté du pupitre, j’avais en face de moi le panneau de la porte entrouverte sur le couloir.

Je baissai encore la voix :

— Cette nuit, pendant que je dormais, elle a essayé de se tuer. Elle a absorbé de l’oxygène liquide …

Il y eut un bruissement de papiers chassés par un courant d’air. Je cessai de parler, attentif à ce qui se passait dans le couloir. Le bruit ne venait pas du couloir, il était dans la chambre. Une souris … Une souris ! Absurde. Il n’y avait pas de souris ici. À la dérobée, j’observais mon compagnon.

— J’écoute, dit-il tranquillement.

— Évidemment, elle n’a pas réussi … en tout cas, elle sait qui elle est.

— Pourquoi me racontes-tu ça ?

À l’instant même, je ne sus pas quoi répondre, puis je marmonnai :

— Pour t’informer … te renseigner sur la situation …

— Je t’avais averti.

Malgré moi, j’élevai la voix :

— Tu veux dire que tu savais …

— Ce que tu viens de me raconter ? Bien sûr que non. Mais je t’ai expliqué la situation. Quand il arrive, le « visiteur » est à peu près vide, ce n’est qu’un fantôme nourri de souvenirs et d’images confus, puisés chez son … Adam. Plus longtemps il reste avec toi, plus il s’humanise. Il devient aussi plus indépendant, jusqu’à un certain point. Et plus longtemps ça dure, plus il est difficile … Snaut s’arrêta, me jeta un coup d’œil de bas en haut et ajouta à contrecœur : Elle sait tout ?

— Oui, je te l’ai déjà dit.

— Tout ? Elle sait qu’elle est venue une première fois et que tu l’as …

— Non !

Il sourit :

— Écoute, Kelvin, si tu en es là … Qu’est-ce que tu veux faire, tu veux quitter la Station ?

— Oui.

— Avec elle ?

— Oui.

Il se taisait, méditant sa réponse, mais son silence signifiait également autre chose … quoi ? De nouveau, j’entendis près de moi — sans pouvoir le situer et comme derrière une mince paroi — le bruissement d’un courant d’air insensible dans la chambre.

Snaut remua sur son tabouret :

— Très bien, dit-il. Qu’est-ce que tu as à me regarder ? Tu croyais que je te mettrais des bâtons dans les roues ? Mon cher Kelvin, tu feras ce que tu voudras. Avec les soucis que nous avons, nous n’allons pas, par-dessus le marché, employer la contrainte les uns à l’égard des autres ! Sans espoir de te convaincre, je tiens à te dire ceci : Dans une situation inhumaine, tu t’efforces de conserver un comportement humain. C’est peut-être très beau, mais ça ne te mènera nulle part. D’ailleurs, je ne suis pas tellement sûr que ce soit beau. Comment un comportement idiot pourrait-il être beau ? Là n’est pas la question, revenons à nos affaires ! Tu renonces à poursuivre les expériences, tu désires partir et l’emmener avec toi, oui ?

— Oui.

— C’est aussi … une expérience. Tu y as pensé ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu te demandes si elle … pourra ? … Du moment qu’elle est avec moi, je ne vois pas …

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