Stanislas Lem - Solaris

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L’histoire se déroulant à bord de la station d’observation est la continuation de celle commencée avec la découverte de la planète. Là, l’incompréhension est de mise : les occupants de la station ne savent pas comment interpréter les raisons pour lesquelles l’océan a réagi en leur envoyant ces « visiteurs », tirés de souvenirs douloureux. Est-ce une volonté délibérée de les tourmenter en représailles à l’émission des rayons X ? Ou bien a-t-il agi sans savoir ce qu’il faisait, en extrayant les souvenirs les plus marquants de leurs esprits ? Les événements vécus par Kelvin et ses compagnons pourront-ils contribuer à sortir la Solaristique de l’ornière dans laquelle elle piétine depuis des années ? En tout cas, s’il y a une chose à en retenir c’est que, avant de comprendre une forme de vie extraterrestre, les humains doivent apprendre à se connaître eux-mêmes.
Solaris

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Harey souleva les paupières et nos yeux se rencontrèrent.

Je voulus prononcer son nom ; aucun son ne traversa mes lèvres. Mon visage restait mort ; je portais toujours ce masque pesant. Je ne pouvais que la regarder.

Elle bougea la tête, examina la salle. Quelque part, derrière moi, dans un autre monde, de l’eau tombait goutte à goutte d’un robinet mal fermé. Harey s’appuya sur un coude ; elle s’assit. Je reculai. Elle m’observait.

— Quoi, dit-elle, qu’est-ce qu’il y a ? Ça n’a pas réussi ? Pourquoi … pourquoi me regardes-tu comme ça ? — Et, brusquement, un cri atroce : Pourquoi me regardes-tu comme ça ?

Le silence. Elle considéra ses mains, remua les doigts.

— C’est moi ? demanda-t-elle.

Du bout des lèvres, en un souffle, je dis :

— Harey …

Elle répéta :

— Harey ?

Lentement, elle se laissa glisser par-dessus le bord de la table d’opération. Elle chancela, retrouva son équilibre et fit quelques pas. Elle agissait dans un état de stupeur ; elle me regardait, sans paraître me voir.

— Harey ? répéta-t-elle encore. Mais … je ne suis pas Harey. Qui … suis-je ? Harey ? Et toi, toi ?

Ses yeux s’agrandirent, brillèrent et un sourire étonné illumina son visage :

— Et toi, Kris ? Peut-être que toi aussi …

Je me taisais ; j’avais reculé jusqu’à la paroi ; j’étais appuyé contre la porte d’un placard.

Le sourire s’évanouit.

— Non, dit-elle. Non, tu as peur. Mais je ne peux pas supporter cette situation. C’est impossible. Je ne savais rien. Maintenant encore, je ne comprends rien. Non, c’est impossible ! Je … — Elle serra ses poings blancs et se frappa la poitrine. — Je ne savais rien, sinon … sinon que j’étais Harey ! Tu penses peut-être que je joue la comédie ? Je ne joue pas la comédie, je te le jure, je ne joue pas la comédie !

Elle gémit les derniers mots et s’effondra sur le sol en sanglotant. Quelque chose céda en moi.

D’un bond, je fus auprès d’elle et je l’entourai de mes bras. Elle luttait, me repoussait en sanglotant sans larmes, et elle criait :

— Laisse-moi, laisse-moi ! Je te dégoûte, je le sais ! Je ne veux pas, je ne veux pas ! Tu vois bien que ce n’est pas moi, pas moi, pas moi …

Je la secouai et je hurlai :

— Tais-toi !

Agenouillés l’un devant l’autre, nous hurlions tous les deux. La tête de Harey s’abattit sur mon épaule. Je la serrai contre moi de toutes mes forces. Haletants, nous ne bougions plus. L’eau s’écoulait goutte à goutte du robinet.

Elle bredouilla, le visage au creux de mon épaule :

— Kris … dis-moi ce que je dois faire pour disparaître ! Kris …

Je criai :

— Tais-toi !

Elle redressa la tête et me regarda :

— Comment, toi non plus, tu ne sais pas ? On ne peut rien faire, rien ?

— Harey … pitié !

— J’ai essayé … Non, non, laisse-moi, je ne veux pas que tu me touches ! Je te dégoûte.

— Ce n’est pas vrai !

— Tu mens … je te dégoûte … et, moi aussi, je me dégoûte moi-même … oh, si je pouvais, si seulement je pouvais.

— Tu te tuerais ?

— Oui.

— Et moi, je ne veux pas ! Tu as compris ? Je ne veux pas que tu meures. Je veux que tu sois là, avec moi, je ne désire rien d’autre !

Les grands yeux gris me regardèrent fixement.

— Tu mens, dit-elle tout bas.

Je la lâchai et je me levai ; elle resta assise sur le sol.

— Dis-moi ce que je dois faire pour que tu me croies ! Je te jure que je ne mens pas. Toi seule existes, toi seule comptes pour moi.

— Il est impossible que tu dises la vérité, puisque je ne suis pas Harey.

— Alors, qui es-tu ?

Elle se tut un long moment. À plusieurs reprises, son menton trembla. Enfin, elle baissa la tête et murmura :

— Harey … mais … je sais que ce n’est pas vrai. Ce n’est pas moi … que tu as aimée autrefois.

— En effet, mais le passé n’existe plus, le passé est mort. Ici, aujourd’hui, c’est toi que j’aime. Tu comprends ?

Elle secoua la tête :

— Tu es bon. Ne crois pas que je n’apprécie pas tout ce que tu as fait. Tu as agi pour le mieux, tu as fait tout ce que tu as pu. Mais il n’y a rien à faire. Le premier matin, quand j’attendais à côté de ton lit que tu te réveilles, je ne savais rien. Trois jours seulement se sont écoulés, mais il me semble que c’était il y a très, très longtemps. Je me conduisais comme une folle. J’avais du brouillard plein la tête. Je ne me rappelais rien, je ne m’étonnais de rien — je me sentais comme on se sent après une narcose, ou après une longue maladie. Je pensais même que j’avais peut-être été malade, et que tu ne voulais pas me le dire. Puis certains événements m’ont donné à réfléchir. Tu sais à quoi je fais allusion. Ensuite, tu as eu cette conversation dans la bibliothèque, avec cet homme — comment s’appelle-t-il ? — Snaut, oui. Tu as refusé de rien m’expliquer, alors je me suis levée la nuit et j’ai écouté la bande du magnétophone. Je n’ai menti que cette seule et unique fois, Kris — quand tu cherchais le magnétophone, je savais où il était, je l’avais caché. L’homme qui a enregistré cette bande — comment s’appelle-t-il ?

— Gibarian.

— Oui, Gibarian. En l’écoutant, j’ai tout compris. Bien qu’en vérité je continue à ne rien comprendre. J’ignorais seulement que je ne peux pas me … que je ne suis pas … qu’il n’y a pas de fin. Il n’a rien dit à ce sujet. Il l’a peut-être dit, mais tu t’es réveillé, et j’ai arrêté le magnétophone. J’en avais assez entendu pour apprendre que je ne suis pas un être humain, mais un instrument.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Oui. Pour étudier tes réactions, ou quelque chose de ce genre-là. Chacun de vous a un … un instrument comme moi. Nous sortons de vos souvenirs, ou de votre imagination, je ne sais pas très bien. D’ailleurs, tu sais tout ça mieux que moi. Il raconte des choses tellement terribles, tellement invraisemblables … Si ça ne concordait pas avec le reste, je ne l’aurais sûrement pas cru !

— Le reste ?

— Oh, le fait que je n’ai pas besoin de dormir, et que je dois te suivre partout. Hier encore, je croyais que tu me détestais et cela me rendait malheureuse. Quelle idiote ! Mais comment aurais-je pu imaginer la vérité ? Lui, Gibarian, il ne haïssait pas du tout cette femme, qui était auprès de lui, mais il en parle d’une façon tellement … tellement épouvantable ! Alors seulement, j’ai compris que rien ne dépendait de moi, que je pouvais faire ceci ou cela, peu importe, toujours ce serait pour toi une torture. Pire qu’une torture, parce que les instruments de la torture sont passifs et innocents, aussi innocents que le caillou qui tombe et vous tue. Qu’un instrument de torture t’aime et souhaite ton bien, cela dépassait mon entendement. J’aurais voulu te raconter tout ça, te communiquer le peu que j’avais compris. Je me disais que cela te serait peut-être utile. J’ai même essayé de prendre des notes …

Je me raclai la gorge et je demandai péniblement :

— C’est pour ça que tu avais allumé une lampe ?

— Oui. Mais je n’ai rien pu écrire. Je cherchais en moi ce … tu sais, cette « influence » … j’étais affolée. Il me semblait que je n’avais pas de corps sous la peau, qu’en moi il y avait quelque chose de … de différent, que je n’étais qu’une apparence, destinée à te tromper. Tu comprends ?

— Je comprends.

— Quand on ne dort pas la nuit, et qu’on réfléchit pendant des heures, on va très loin par la pensée, tu sais, et on s’engage sur des chemins bizarres …

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