— La puissance du BIM., et aussi la puissance de la Terre ! Tout cela, c’est nous, les hommes, qui l’avons bâti ! Aucune autre race dans le cosmos n’en aurait été capable. Souviens-toi bien, Stella : Dieu a donné l’Univers aux hommes !
Elle avait pourtant hésité, lors de sa vingtième année. Un de ses camarades d’Université était un jeune physicien, charmant, brillant et empressé auprès d’elle. Elle avait alors décidé d’étudier la physique.
— Hum ! nous avons des ingénieurs pour cela, lui dit son père. Mais, après tout, il serait utile qu’il y ait quelqu’un dans la famille qui puisse comprendre leurs grands mots. Votre frère, n’est, comme moi, qu’un businessman.
Puis Paul s’était tué, bêtement, en voiture. Et la physique avait perdu son charme. Sa mère était morte à son tour, et Henderson l’avait rappelée. Elle avait alors dirigé la maison, organisé les réceptions, les fêtes, les bals. Elle s’était rapprochée de son père, avait commencé à s’intéresser aux mille affaires que brassait le directeur général du BIM., avait pris goût aux intrigues. Un jour, il y avait six mois de cela, il l’avait fait venir dans son bureau personnel, tout en haut du Stellar Building, à New York.
— Je suis ennuyé, Stella. Nous perdons de l’argent ! Nos fonderies ne travaillent qu’à 70 % de leurs possibilités. Je comptais obtenir la charte large pour Eldorado, mais la malchance nous poursuit : le sénateur Dupont s’est tué à la chasse en Afrique, le sénateur Willis a été battu, et mon vieil ami Schmidt, le second secrétaire du Président, est en congé de longue maladie ! Le Bureau de Xénologie intrigue contre nous, et on ne nous prolongera même pas la charte restreinte, j’en ai peur. Philips, en sous main, m’accuse d’incapacité. Vous voyez le tableau. Il paraît que les indigènes d’Eldorado sont tout à fait humains. La belle affaire ! Si c’est vrai, notre civilisation leur conviendra très bien ! J’aurais besoin que quelqu’un de sûr s’y rende, qui pourrait me faire un rapport détaillé sur la situation. Il y a sur cette damnée planète un individu du nom de Laprade, qui nous tire dans les jambes et dont nous n’arrivons pas à nous débarrasser.
— Laprade ? Je croyais qu’il travaillait pour nous. Voyons, notre plus riche mine d’Eldorado s’appelle bien ainsi ?
— Oui, au début, il nous a bien servis. Mais il intrigue maintenant avec les indigènes contre nous.
— Qui est ce Laprade ?
Une sorte de brute géante, dit-on, mais je ne le crois pas. Il nous contre trop subtilement pour être une brute. Il est métis, de jaune, je pense. Attendez, nous avons un dossier le concernant.
Il dit quelques mots dans l’interphone, et un huissier lui apporta le dossier. Il ne contenait qu’une seule feuille.
— Laprade, Téraï. Né le 17 janvier 2199 à Bergerac, France, 1 m 99, cheveux noirs, yeux noirs, champion olympique de décathlon… sans intérêt. Ah ! Docteur ès-Sciences, géologie, Université de Toronto. Fils de Paul Laprade, tué lors des émeutes fondamentalistes de 2223 et de Tetua Song… Voyons, oui, c’est bien ça. Tetua Song était elle-même fille de Song Tung Fei et de Nohoraï Oopa, la fédératrice de la Polynésie. Et comme Paul Laprade était fils d’un Français, Henri Laprade, professeur à la Sorbonne, et de Mary Wapano, de la famille Wapano, des mines de chrome de l’Arctique, il a quatre races en lui ! Européen, Tahitien, Chinois et Cree !
— Et vous voudriez que j’aille là-bas et que je le séduise ?
— Non certes ! Je ne vous demanderai jamais de mission de ce style ! Nous avons des spécialistes pour cela. Mais j’aimerais un rapport de première main sur lui, et aussi sur les indigènes. Quelques films montrant leurs côtés sauvages. Avec cela, on peut remuer des consciences au Parlement mondial. Il suffirait de déplacer une dizaine de voix.
— Herbert ne pourrait-il y aller ? Je ne sais si je serai capable…
— Herbert m’est indispensable. Vous êtes sportive, vous avez fait l’Himalaya pour votre plaisir, et il y aura quelqu’un pour veiller sur vous.
— Oh, je n’ai pas peur ! Soit, j’accepte. Mais je ne puis arriver là-bas comme une envoyée du BIM.
— Oui, oui. Que faire, à votre avis ?
— Nous allons nous brouiller, très ostensiblement, et j’essayerai de trouver une place comme journaliste à l’Intermondial. Le rédacteur en chef me faisait la cour, quand j’étais à l’Université.
— Il est si jeune que cela ?
— Non, il donnait des conférences sur le journalisme, que j’ai suivies.
— Eh bien, d’accord, faites au mieux, mais ne prenez pas des risques inutiles, Stella !
Un instant, le businessman disparut devant le père.
— Je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer, ma fille, mais…
Pauvre père, pensa-t-elle. Que dirait-il s’il me voyait actuellement naviguant sur une rivière d’un autre monde seule avec des indigènes et son ennemi ! Son ennemi qui est presque un ami pour moi.
Un ami ? En était-elle sûre ? Par moments, elle se demandait si elle ne le gênait pas. Souvent il lui parlait rudement, presque grossièrement. Trois fois il l’avait embrassée de force, puis laissée aller, comme si elle ne l’intéressait pas. Et, bien qu’elle ne tînt nullement à avoir une aventure avec lui, elle s’en était sourdement vexée,, D’autres fois, au contraire, il était presque galant, prévenant. Il avait fait de son mieux pour faciliter ses contacts avec les Ihambés, et s’il n’avait pas toujours réussi, ce n’était point de sa faute. Elle se sentait à la fois attirée et repoussée par ce peuple primitif. Parfois, écoutant leurs chants, les voyant faire les gestes quotidiens de la vie, elle parvenait presque à oublier qu’ils n’étaient pas des hommes de la Terre. Puis un mot, une intonation de voix, une coutume, révélaient brusquement l’abîme qui, lui semblait-il, béait entre eux et elle, et sa peau se hérissait, comme celle du chien devant le loup qui lui ressemble.
Par souci d’objectivité, elle avait lutté contre cette répulsion. Téraï l’attribuait à son éducation inconsciemment mais profondément raciste, au milieu dans lequel elle avait vécu. Mais il lui semblait que les causes en étaient plus profondes. En ce moment le vent apportait à ses narines l’odeur de Laélé et de son frère dans la pirogue voisine : cette odeur n’était pas désagréable, mais étrangère.
Comme elle était honnête, elle se demanda aussi si elle ne se cherchait pas des excuses. En regardant froidement les choses, elle était en train de commettre un abominable abus de confiance, profitant de la protection de Téraï pour accumuler des armes contre lui, et ses amis. Il était donc nécessaire que ces amis soient méprisables, qu’ils représentent un danger ou une gêne pour ce qui lui était cher, si elle voulait conserver sa propre estime. Mais à mesure que passait le temps, cette position devenait de plus en plus difficile à tenir. Elle cherchait à rassurer sa conscience en se disant qu’après tout les Ihambés et les autres tribus s’adapteraient à la civilisation humaine, qu’elle veillerait à ce que la domination du BIM ne soit pas trop sauvage.
— Eh bien, Stella ! Vous rêvez à ce que vous écrirez dans votre affreux canard ?
Elle sursauta et rougit, se sentant presque devinée. Sous ses dehors brutaux, Téraï possédait un esprit pénétrant qui, plus d’une fois, l’avait mise mal à l’aise.
— Je ne sais pourquoi j’ai accepté de vous guider, continua-t-il. Peut-être parce que j’ai senti que vous étiez prête à tout pour recueillir vos documents, même seule ! Et il eût été pitoyable de voir quelqu’un de si joli périr sous les flèches des Umburus, ou servir de couveuse à des niambas ! Mais je m’en repentirai, oh oui !
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