— Avec villes puantes, distributeurs de coca-cola et de Champagne artificiel, buildings de 300 étages et affiches de publicité abstraites ? Avec un prolétariat sous-payé, abruti par la télévision ? Avec partis politiques, parties de thé, parties de campagne ? Avec sécurité sociale vous prenant au berceau et vous menant jusqu’à la tombe ? C’est tout juste s’ils ne fabriquent pas eux-mêmes les enfants sur Terre, actuellement !
— Je reconnais que la civilisation a de mauvais côtés, mais elle forme un tout. Vous en faites partie vous-même, que vous le vouliez ou non.
— Si peu !
— Vous avez vos livres, votre générateur atomique, votre radio, vos médicaments, votre fusil même ! Tout cela, c’est le produit de la civilisation terrienne.
— Eh là ! Ne me prenez pas pour un primitiviste ! Je suis heureux de vivre parmi les Ihambés, j’ai la chance de connaître la vie barbare sans en avoir les inconvénients majeurs, mais je ne suis pas fou ! Ce n’est possible que pour quelques privilégiés. Mais de là à considérer la civilisation terrienne comme un modèle souhaitable pour tous les mondes de l’espace, il y a loin !
— Que désirez-vous alors pour Eldorado ?
— Qu’on lui fiche la paix ! Qu’on ne renouvelle pas une fois de plus les vieilles erreurs qui nous ont coûté si cher sur la Terre, sur Tellus, sur New Earth, sur les quelques dizaines de planètes que votre civilisation des masses a ravagées, exploitées, pillées, pour que les Terriens puissent continuer à encombrer leur vie de jouets inutiles.
— Autrement dit qu’on laisse croupir ces indigènes dans leur ignorance !
— Ils n’en sont pas plus malheureux ! Mais ce n’est en effet pas souhaitable. Le Bureau de Xénologie fait un excellent travail, quand on le laisse faire, quand de gros intérêts comme ceux du BIM ne se mettent pas en travers ! Oui, nous pouvons, nous devons aider les planètes primitives, à condition de les respecter, de n’introduire qu’avec beaucoup de prudence nos inventions, nos mœurs, nos habitudes, et en évitant si possible d’y introduire nos vices. Près de Port-Métal habitent deux tribus. Avant l’arrivée des Terriens, ils vivaient plus ou moins bien, mais avec dignité. Maintenant les hommes sont prêts à tout pour boire, les femmes se prostituent pour des bibelots importés, et ils crèvent peu à peu d’alcoolisme et d’ennui, leur vie devenue sans but. Cela faillit arriver à mes ancêtres polynésiens, quand les Européens se mirent en tête de les « civiliser ». Entre le whisky, le pernod et la Bible, il s’en est fallu de peu ! Avez-vous vu des photos de Tahiti avant la renaissance ? Toutes ces horribles baraques de tôle ondulée, ces danses abâtardies pour touristes ? Toute cette affreuse bimbeloterie en nacre ou noix de coco ? Pouah !
— Il faudrait donc réserver l’univers aux hommes du Bureau de Xénologie ?
— Non, seulement les planètes habitées par des êtres intelligents. Malheureusement, les autres sont souvent moins hospitalières, et le coût de l’extraction des minerais ou des produits végétaux s’en ressent ! De plus, les planètes habitées donnent une main-d’œuvre à bon marché. Ici, heureusement pour les Ihambés et les autres, le BIM n’a que la charte restreinte ! Mais êtes-vous jamais allée sur Tikhana ? Léo, cesse de te gratter, et viens ici !
Il passa ses mains dans la fourrure jaune, chercha les puces.
— Tenez, voici un parallèle : les explorateurs, les scientifiques, les médecins, certains missionnaires, sont la partie noble de l’humanité. Malheureusement, bientôt arrivent les marchands, les militaires pour les protéger, et les exploiteurs qu’ils traînent derrière eux comme Léo traîne sa vermine. La vermine du lion, voilà ce que sont le BIM et les autres !
— Croyez-vous que le trafic interstellaire durerait longtemps sans les grands trusts, publics ou privés ? Qui paye, au fond, tous ces paquebots de l’espace ?
— Oh, la Terre serait bien obligée de garder une flotte ! Que nous n’ayons pas jusqu’à présent rencontré d’intelligences hostiles dans le cosmos ne signifie pas que nous n’en rencontrerons jamais !
— Mais les réserves minérales de notre planète s’épuisent, et…
Il éclata de rire.
— Et vous dites ça à un géologue ! Oui, oui, je sais, Osborn ! La planète au pillage ! Ce vieux classique avait raison, d’un certain point de vue. Il est certain que bien des ressources ont été gaspillées. Il est certain également que depuis l’invention du transmetteur de matière subspatial, l’exploitation d’autres mondes a cessé d’être un non-sens économique pour devenir une entreprise lucrative. Il est finalement moins coûteux d’aller chercher du chrome sur Eldorado que de creuser des mines profondes exploitées par des robots. C’est là tout le secret du business : quand il devient cher d’exploiter chez soi, on va chez le voisin. Mais, il y a un inconvénient. Ou bien on assimile ou extermine le voisin, ou bien quand il arrive à son tour à l’âge mécanique, on ne lui a laissé que les gisements profonds, que sa technologie primitive ne peut utiliser. Tant pis pour lui, qu’il se débrouille ! Il n’y avait qu’une ressource minérale de quelque valeur en Polynésie, les phosphates de Makatéa. Une fois qu’ils eurent été épuisés, les Européens se sont gracieusement retirés, prenant prétexte de la pression des Nations-Unies, et ont laissé les Polynésiens à leur sort. Sans le génie de ma grand-mère, Nohoraï Oopa…
— La fédératrice de la Polynésie était votre grand-mère ?
— Oui. Elle réussit à réveiller les insulaires. Nous avons eu aussi l’aide technique des gouvernements des anciennes puissances colonisatrices, mais pas celle des grands trusts, ah non ! Nous n’avions plus d’intérêt pour eux.
— Nous ?
— J’ai passé ma jeunesse dans les îles, et je les considère comme ma patrie. Nous nous sommes débrouillés : fermes marines, troupeaux de baleines, énergie solaire, etc. Mais uniquement parce que nous avons pu nous appuyer sur une technologie avancée.
— Et vous craignez qu’il n’en soit de même ici ?
— Avez-vous vu Tikhana ? Là, vos précieuses compagnies ont pu jouer leur jeu à leur guise. Que reste-t-il des artistes de Khomara, la cité aux mille colonnes ? Que reste-t-il des Iles Bleues, qui furent décrites comme un paradis par les premiers explorateurs ? Que reste-t-il des Tikhaniens, de leur civilisation millénaire, mais non industrielle ?
— Il y a des Tikhaniens au parlement confédéral !
— Des Tikhaniens ? Ou de pâles copies de Terriens ? Ils ne parlent même plus leur propre langue, mais l’anglais abâtardi qui sert de lingua franco, interplanétaire ! Seuls quelques philologues, dans leurs universités, peuvent apprécier le Roubanika ou le Mohan-tariva !
— Oui, et leur population qui n’était que d’environ cent cinquante millions au temps de leur indépendance est maintenant de plus de trois milliards !
— Et, un de ces jours, nous la recevrons sur le dos ! Ils ont perdu toute raison de vivre, sauf la haine qu’ils ont pour nous ! Non, je sais ce que je dis. Tous les discours de politicards ne changeront rien au fait qu’ils nous haïssent. Et je les comprends, et je les approuve ! Peu importe à nos grands trusts : on a extrait de Tikhana des millions de tonnes de métaux précieux ou utiles.
— Pourtant, vous travaillez pour le BIM.
— Mademoiselle, je travaille pour moi. Comme je vous l’ai dit, le BIM ne pourra jamais profiter des filons que je leur signale contre finances, car ils n’auront jamais la charte libre, et leur charte restreinte, qui expire dans vingt ans, ne sera peut-être pas renouvelée !
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