Le cri monta, se répercuta en échos sur les falaises. Couteau en main, Téraï avançait lentement vers l’animal. Un rauquement venant de derrière elle la fit sursauter : un autre pseudotigre se glissait dans les herbes, la femelle.
Elle se vit perdue. Aussi fort, aussi courageux que fût son compagnon il ne pourrait venir à bout des deux fauves. Elle chercha désespérément des yeux une cachette : le second tigre lui coupait la retraite du côté des rochers et, de toute façon, elle n’aurait pu monter assez haut pour lui échapper. La peur la cloua en place, tremblante.
Une masse parut tomber du ciel sur le dos de la tigresse, et elle ne vit plus qu’une boule orange et jaune d’où jaillissaient des griffes. Au même moment le mâle bondit vers Téraï. Il esquiva l’assaut à la dernière seconde, et son bras se détendit, le couteau labourant au passage le flanc de l’animal. Déjà celuici bondissait à nouveau. Frappé en plein par le poitrail, l’homme croula, et la bête, emportée par son élan, boula dans les herbes. Téraï ne bougeait pas, assommé, et le tigre revint vers lui, gueule ouverte. Poussée par le désespoir, Stella se pencha, ramassa une pierre, la jeta de toutes ses forces. Elle rebondit sur le crâne épais, détourna l’attention du fauve qui, lentement, délibérément, s’avança vers elle. Avec un gémissement d’épouvante, elle se laissa glisser à terre, vit, comme dans un cauchemar la gueule rouge aux dents luisantes s’approcher de sa face. Il lui semblait que le temps avait cessé de couler, qu’il y avait une éternité qu’elle était allongée sur le sol, fouettée maintenant par la pluie, elle entendait, comme venant de très loin, les rauquements de la femelle luttant pour sa vie, et le rugissement plus grave de Léo. Le tigre souffla à sa face une haleine fétide, et elle ferma les yeux, attendant la souffrance et la mort.
Rien ne vint. Elle rouvrit les yeux, s’assit. Téraï tenait le tigre entre ses cuisses et, les deux bras noués autour de la tête, essayait de lui briser le cou. La bête se tordait, pattes battant le vide. Stella chercha des yeux le couteau, l’aperçut à quelques mètres, courut le ramasser, le lui tendit. Téraï fit non de la tête. Elle resta là, indécise, regardant le titanesque combat.
— Le… ventre, dit-il enfin dans un souffle.
D’un coup de reins, il renversa l’animal dans la boue, exposant la douce fourrure blanche souillée.
— Vite !
Elle approcha, pointa maladroitement son arme, étonnée et effrayée par la résistance de la peau et de la chair. Dents serrées, elle poussa de toutes ses forces. La lame s’enfonça soudain, un jet de sang jaillit sur ses mains, la bête hurla. Au même moment, d’un suprême effort, Téraï tordit un peu plus la tête massive. Les os craquèrent. Il se dégagea d’un bond, pas assez vite pour éviter un dernier coup de griffe qui lui laboura le bras droit. Il se redressa, pantelant, leva les mains vers le ciel sous l’averse.
— Ioohiooohoô !
Un éclair le dessina, haute silhouette barbare ruisselant de pluie et de sang. Il la regardait, bouche crispée dans un rictus de victoire, effroyable et magnifique, et elle se rendit compte que sa légère blouse, trempée, la rendait presque nue. Il avança vers elle, la saisit. Sa bouche se posa sur la sienne, brutale, et d’un mouvement sec, il déchira le vêtement. Elle ne réagit pas d’abord, surprise, effrayée, indécise, puis se débattit entre ses bras.
— Non, Téraï ! Non !
Il la lâcha, recula d’un pas, tête baissée.
— Excusez-moi, dit-il d’une voix sourde. Quand je viens de combattre comme cela, corps à corps, je suis comme une bête !
— Ça ne fait rien, je comprends. Et merci de m’avoir sauvé la vie une fois de plus.
— Si vous n’aviez pas jeté la pierre… Allons voir Léo, je crains qu’il ne soit blessé.
Le lion était accroupi à côté de la tigresse morte.
Il se leva quand ils approchèrent. Téraï l’examina minutieusement, mais à part une longue estafilade courant sur le flanc gauche, il était indemne.
— Bon, plus de peur que de mal. Mais vous…
— Non, c’est votre sang et celui du tigre. Votre bras droit…
— Ce n’est rien. Quelques antiseptiques, et ce sera fini.
Trois Ihambés parurent, l’arc au poing. Ils regardèrent les fauves morts, Léo, Téraï.
— Rossé Moutou, murmura le plus vieux d’un ton respectueux, presque craintif.
— La peau du mâle est presque intacte, dit le géologue. Je vais la faire préparer pour vous. Cela vous fera un beau souvenir, quand vous serez revenue sur Terre.
Agent 123 – K à Conseil supérieur du Bureau de Xénologie, Section III.
Les choses se gâtent sur Eldorado. L’agent libre F-127 a tué quatre indigènes d’une tribu particulièrement belliqueuse qui avaient entre les mains des fusils Massetti à haute vitesse initiale. Nous ignorons s’il y en a d’autres. Il faut de toute urgence trouver par quelle filière ces armes sont parvenues clandestinement sur Eldorado. Un rapport détaillé suivra dès que j’aurai en main les pièces à conviction et les photos promises par l’agent F-127. Situation grave, je répète : grave.
Stanislas Igricheff, dit Stachinek, posa son hélicoptère au sommet des collines de Mito, à dix kilomètres au nord de Port-Métal. La nuit était noire, les nuages couraient dans le ciel, cachant les lunes, et le vent froid courbait la cime des arbres, en contrebas. Igricheff consulta la montre de bord.
— Minuit ! Il devrait être là.
Il hésita un moment, prit un revolver, descendit à terre, s’adossa à son appareil. Rien que la nuit, et le bruit du vent dans les branches. Il attendit longtemps puis, tirant sa lampe de sa poche, avança vers les buissons. Un gémissement le guida vers Akoara, gisant sanglant sur le sol. Il se pencha vers lui. Un faible bruit le fit se retourner, et il leva le bras, dans un geste instinctif de défense. La lourde lame d’acier lui fendit le crâne.
Extrait des « Nouvelles de Port-Métal »
Encore un prospecteur assassiné.
Ce matin, la patrouille aérienne de police aperçut un hélicoptère abandonné au sommet des collines de Mito. Intrigué, le sergent Howell se posa à son côté. L’appareil était vide, mais à proximité, il trouva le corps de M. S. Igricheff, géologue. Une brève battue aux environs permit de trouver le meurtrier, un indigène du nom d’Akoara, blessé et armé d’un fusil volé. Après un bref échange de coups de feu, force resta à la loi. Cet indigène ayant été au service de M. Igricheff et de son associé, il est probable qu’il s’agit d’une vengeance personnelle.
CHAPITRE VI
LA FETE DES LUNES
— Je ne sais si le spectacle vous plaira, Stella. Il comporte quelques parties symboliques où le symbolisme est plutôt réaliste. La Fête des Lunes est aussi celle de la fécondité.
— Je ne suis pas tout à fait une oie blanche !
— Pourquoi avez-vous choisi ce métier ?
— Lequel ?
— Journaliste !
— Je me suis fâchée avec ma famille, il fallait bien que je gagne ma vie.
— Vous auriez pu en trouver un autre plus honorable.
— Qu’y a-t-il d’infamant à informer le public ?
— Vous appelez cela… informer ?
— Oh ! je reconnais que certains de mes confrères en prennent à leur aise avec les faits. Pour moi, je dirai la vérité, enfin la vérité telle que je la vois. Nul ne peut faire mieux.
Il eut un petit rire amusé.
— Je lirai votre prose avec intérêt.
— Vous ne me croyez pas ?
— Si, si ! Et que direz-vous d’Eldorado ?
— Que c’est une belle planète encore entre les mains de sauvages, mais qui sera un jour civilisée.
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