— Après tout, que m’importe. Je n’ai plus d’attaches avec le BIM. Dites-moi plutôt en quoi consiste cette Fête des Lunes.
— Venez, elle va commencer, je vais vous l’expliquer en marchant.
Téraï se dressa d’un mouvement souple, aida la jeune fille à se lever. La nuit était tombée, et les Ihambés, assis en cercle autour de la grande place centrale bourdonnaient un chant monotone.
— La mythologie de mes amis est luni-solaire. Le soleil est mâle, les trois lunes femelles sont ses compagnes. D’elles vient la fécondité qui permet à la tribu de réparer ses pertes et d’être toujours plus forte. Le mouvement des satellites est tel que tous les trois ans à peu près, ils se lèvent simultanément au-dessus des Montagnes des Ancêtres, à l’est du pays ihambé, entre les pics Kolontu et Biré-Otima. Ce sont les montagnes sacrées de la tribu…
— Je croyais que c’était le mont Hétio.
— Le Rossé Mozelli ? Ah ça, c’est autre chose ! Celui-là est tabou pour tous les peuples de ce continent boréal, et je voudrais bien savoir pourquoi ! Quoi qu’il en soit, quand cette conjonction se produit, c’est la Fête des Lunes. Autrefois, on leur sacrifiait trois jeunes filles. Mais, il y a plus de cent ans, le sort tomba sur Enliéa, qui était fiancée à Tlek, le plus redoutable guerrier ihambé d’alors. Il l’enleva avant la cérémonie, et quitta le camp avec ses partisans. Les Ihambés n’ont pas oublié la guerre civile qui suivit ! Un shaman astucieux interpréta alors la tradition orale, et on ne sacrifie plus de jeunes filles. On se contente de sacrifier leur vertu !
— Devant tous ?
— Oh non ! Dans la grotte sacrée, en présence des seuls grands initiés.
— J’espère que cette fois je ne risque rien.
Il rit.
— Non, vous n’avez rien à craindre !
Ils s’assirent à la place qui leur avait été réservée, entre le chef et Laélé. Tous les assistants étaient maintenant silencieux, tête baissée, seul un jeune homme, juché au sommet d’un très haut mât tripode lançait de temps en temps quelques mots d’une voix modulée.
— Le veilleur des Lunes, souffla Téraï. Il annoncera l’apparition des astres entre les pics.
Stella leva la tête, regarda vers l’Est. La nuit était claire, les étoiles scintillaient, et une intense voie lactée barrait le ciel en diagonale. L’Orient était encore obscur, mais une faible lueur semblait déjà poindre entre les monts.
— Encore quelques minutes, dit Téraï. Quand les Lunes seront levées, il faudra que je vous quitte. Je fais partie du clan. Restez avec Laélé, elle vous expliquera et vous protégera au besoin.
— Ah ! vous participez, répliqua-t-elle d’un air railleur.
— Pas à ce que vous pensez, dit-il sèchement. Je ne suis pas un grand initié. Pas encore.
Le temps coula. A l’orient, l’obscurité se dissipait lentement, le col entre les pics se découpa sur le ciel plus clair.
— Anthia ! Tsana ! Noba ! cria soudain le jeune homme du haut de son mât.
Un point d’un jaune intense venait d’apparaître au-dessus du dos de la montagne. Majestueusement, Anthia se hissait.
Avec un long hurlement modulé, les Ihambés se dressèrent. Téraï les imita.
— Levez-vous, bon sang ! Vous voulez nous faire massacrer ?
Chuintantes, une, deux, dix, cent fusées multicolores montèrent vers le zénith. Stella les regarda, bouche bée.
— Vous leur avez donné des fusées ?
— Non, c’est une invention kénoïte. La poudre est faite avec des spores de la Roquetta Spraguei, un cryptogame commun ici, du soufre et du salpêtre. Le corps de l’engin est tiré de la tige d’un bambou léger. Et il y a longtemps que les indigènes connaissent la propriété de certains minéraux de colorer les flammes. A tout à l’heure !
Il rejoignit le groupe des guerriers, jetant derrière lui sa chemise et son short, restant vêtu d’un simple pagne de cuir. Un Ihambé lui tendit une longue lance, et il prit sa place, juste derrière le grand Eenko.
Bom ! Bom ! Bobom ! Le tam-tam roula, lentement d’abord, puis de plus en plus vite et, à mesure que son rythme s’accélérait, les hommes s’animèrent, commencèrent à danser autour d’un grand feu à flammes bleues. Les trois Lunes étaient maintenant levées, à peine séparées les unes des autres, en lourde grappe dans le ciel. Les guerriers hurlaient, lances brandies, la sueur luisait sur leurs muscles polis, leurs ombres gesticulaient sur le sol et sur les tentes. Le tambour battait maintenant à un rythme fébrile et Stella se sentit malgré elle prise dans le vertige, scandant la danse de tout son corps, sur place.
— Whoosh !
Une énorme langue de feu pourpre jaillit du centre du cercle, baignant la place dans une lueur de sang. Le sol s’ouvrit, et il en monta une plateforme de bois sur laquelle trois jeunes filles nues se tenaient, orgueilleusement dressées.
— Ma caméra !
Vite, elle détacha de son corsage la lourde agrafe qui déguisait un de ses appareils, actionna le dispositif multiplicateur de photons.
— Rossé Moutou pas content, dit une voix à côté d’elle. Elle se retourna, surprise. Laélé indiquait l’agrafe du doigt.
— Mais je ne fais rien de mal !
— Ça machine à images. Rossé Moutou a la même, dans bouton.
— Eh bien, qu’il ne soit pas content, je m’en moque ! repliqua-t-elle, furieuse.
— Toi aimer lui ?
— Moi ? Non, bien sûr ! Amis seulement !
— Toi aimer lui sans savoir, peut-être. Toi bien bâtie, lui donner fils forts. Moi pas pouvoir, ajouta-t-elle d’un air triste.
— Ah ça alors ! Il vous en a parlé ?
— Non. Mais moi voir son regard sur toi. Lui, moi, pas enfants. Lui prendre autre femme, normal. Si pas vrai, pourquoi toi refuser Eenko ?
— Parce qu’il n’est pas de ma race ! Chez nous, de plus, on ne se marie pas avec un inconnu !
— Toi, Rossé Moutou, enfants. Ecrit dans les Lunes. Si Antafarouto pas opposé.
— Antafarouto ?
— Dieu de la mort !
Elle cracha par terre, cinq fois, à droite d’elle.
Le tam-tam battait, démentiel, la ligne des guerriers ondulait, frénétique, les lances avaient été jetées en tas au pied des trois jeunes filles. Un vent léger s’était levé, qui courbait les flammes rouges et bleues des feux, et le tremblotement de la lumière ajoutait encore du mouvement à ce tourbillon de chair. Puis, d’un coup, sur un cri bref, les hommes s’immobilisèrent, se rangèrent face aux foyers.
— Maintenant nous danser, dit Laélé.
— Pas moi ! Je suis étrangère !
Toutes les jeunes femmes se plaçaient face aux guerriers, en ligne parallèle. Laélé prit Stella par le bras, d’une étreinte douce, mais ferme.
— Toi femme. Toi vouloir fécondité. Toi danser !
— Non !
— Toi venir !
L’étreinte se resserra sur son bras. Elle essaya de la rompre, en vain, voulut se dégager avec son autre main, s’arrêta net : Laélé tenait un long couteau d’acier.
— Toi venir !
Elle se laissa entraîner. Laélé bouscula trois femmes et d’une secousse plaça Stella en face de Téraï. Il ne la vit pas d’abord, il parlait à voix basse avec son voisin. La sueur ruisselait sur son corps et, sous la lueur des feux, il semblait un dieu de bronze surgi de quelque mythologie oubliée. Le tambour recommença à battre, lentement. Il se tourna, l’aperçut, et un sourire moqueur retroussa ses lèvres. La danse était très lente, cette fois. Les hommes firent trois pas en avant, les bras levés, en demande, les femmes reculèrent, mimant le refus. Le tambour accéléra ses battements, les guerriers avancèrent encore, saisirent les femmes par les poignets et Stella sentit les mains énormes de Téraï se nouer autour des siens. Il ne souriait plus, la regardait d’un air douloureux.
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