— Nous venons de traverser le quartier populaire, ou plutôt le cercle populaire, dit Téraï. L’étroitesse des rues est voulue, elle facilite la défense, au cas où l’ennemi arriverait à s’introduire dans la ville, ce qui s’est produit cinq fois dans son histoire.
— Cela doit favoriser les incendies, aussi.
— Les maisons sont en bois de gau, presque incombustible. Elles brûlent cependant quelquefois, mais le feu ne s’étend pas trop grâce à un service de pompiers remarquablement organisé.
Ils franchirent la seconde enceinte, par une porte fortifiée. Leur escorte les abandonna, sauf le capitaine. Stella poussa un cri de surprise : la ville intérieure était complètement différente de l’autre, de larges avenues perpendiculaires la découpaient en rectangles de verdure au sein desquels se dressaient des maisons de pierre, basses et longues, avec un péristyle de colonnes gracieuses. Le contraste était si frappant qu’elle ne put se retenir de dire : enfin, la civilisation !
Téraï se retourna, un sourire narquois aux lèvres.
— Oui, la civilisation. Savez-vous à quel prix ? L’esclavage ! Ce luxe, dans cette société qui ignore toute autre source d’énergie que le travail musculaire, ne peut reposer que sur lui. Il n’est d’ailleurs pas trop dur, et les esclaves sont relativement bien traités. Ou l’étaient…
— Que voulez-vous dire, l’étaient ?
— Je vous en parlerai. Laissez-moi « pomper » ce vieil Ophti.
Il se replongea dans une conversation animée avec le capitaine. Laélé s’approcha de Stella.
— Mauvais endroit ! Enfermé !
— Vous n’étiez jamais venue ici, Laélé ?
— Non. Téraï souvent. Moi pas.
— Pourquoi ?
— Parce que l’occasion ne s’en était pas présentée, mademoiselle, intervint le géologue. Et je commence à me demander si j’ai bien fait de vous emmener, l’une comme l’autre.
— Que craignez-vous ?
— Je ne sais trop. Mais il y a eu des changements bizarres depuis mon dernier séjour à Kintan. Je vous en parlerai plus tard. Voici ma maison.
Il indiquait sur une butte une somptueuse demeure de pierre rouge, du style dominant dans la ville intérieure. Ils pénétrèrent dans le parc par une porte voûtée, et Stella remarqua l’épaisseur des murs, et leur hauteur.
— Une véritable forteresse !
— Vous ne croyez pas si bien dire !
Ils suivirent une longue allée montant vers la maison, et ombragée de grands arbres aux larges feuilles vert foncé. Un groupe de Kénoïtes les attendait, hommes et femmes mêlés, exprimant par de grandes gesticulations et des génuflexions leur joie de revoir Téraï.
— Vos esclaves ?
Il se retourna, un éclair de fureur aux yeux.
— Je n’ai pas d’esclaves, mademoiselle ! Ils l’étaient, oui, avant que je ne les aie achetés. Maintenant, ils sont libres autant que vous ou moi !
Il monta sur un perron de sept marches, se retourna vers le petit groupe, leur parla, montrant tantôt Laélé, tantôt Stella, tantôt les Ihambés. Resté un peu à l’écart, le capitaine souriait de toutes ses dents à une jeune fille d’une grande beauté. Après une clameur de joie, les Kénoïtes se dispersèrent.
— Je vous ai présentées, dit Téraï, Laélé comme la maîtresse de la maison, vous comme une puissante princesse d’un monde lointain. Ténou-Sika !
La jeune fille qui souriait au capitaine s’approcha.
— Elle sera particulièrement chargée de vous, Stella. Elle est née à Port-Métal, et comprend et parle l’anglais. Elle va vous conduire à vos appartements.
— Venez, Altesse, dit-elle clairement.
Stella la suivit à travers un corridor dallé de marbre bigarré, aux murs de pierre blanche qui abritaient dans des niches de curieuses statues humaines ou animales, franchit une porte de bois noir et pénétra dans la chambre qui devait être la sienne. Grande, rectangulaire, elle donnait sur un atrium à jet d’eau central. Un lit bas, aux pieds de bois sculptés en têtes de fauves, des tentures de tissus multicolores aux murs, une table carrée, deux chaises et un tapis épais formaient tout l’ameublement. Mais à côté, une pièce plus petite offrait une piscine de quelques mètres carrés, un grand miroir de bronze poli et une sorte de coiffeuse. Dans un renfoncement du mur pendaient des vêtements kénoïtes.
— Le maître espère que cet appartement vous conviendra. Si vous avez besoin de moi, frappez ce gong.
— Restez, Ténou-Sika.
— Comme son Altesse voudra.
— Ne m’appelez pas ainsi, cela me gêne. Je voudrais prendre un bain. Avez-vous du savon ?
— Oui, qui vient de la Terre. Dans cette boîte rouge.
Elle se déshabilla, plongea avec délice dans l’eau fraîche.
— Il y a une semaine que je n’avais eu ce plaisir ! On ne peut se baigner dans l’Iruandika.
— Oh non, maîtresse ! Il y a trop de milous et de spirous !
— Dites-moi, Ténou… Puis-je vous appeler ainsi ? Je suis d’un peuple qui n’aime pas les noms trop longs…
— Alors, c’est Sika qu’il faut dire.
— Dites-moi donc, Sika, avez-vous été esclave ?
— Hélas oui ! J’ai été capturée, quand j’étais très jeune par un raid de bogals, les bandits des collines à l’ouest de Port-Métal, et vendue sur le marché de Tem-beg-Ha. Heureusement, mon maître n’était pas méchant. Je n’ai été fouettée que deux fois.
— Fouettée !
— Oui, j’avais volé du sirop de tinda aux cuisines. Puis mon maître est mort, et j’ai été revendue à un marchand d’esclaves qui m’a amenée à Kintan. Là, Rossé Moutou m’a achetée. J’ai eu peur, il paraissait si grand, si terrible ! Mais à peine étions-nous arrivés dans sa maison qu’il m’a libérée !
— Et vous êtes restée chez lui ?
— Mes parents sont morts, tués par les bogals. A Port-Métal, je n’aurais su que faire. Ici, je suis bien traitée, bien payée.
— Et tous vos compagnons sont libres aussi ?
— Oui, le maître ne veut pas d’esclaves. Il dit que c’est mal de vendre des hommes.
— Et qu’en pensez-vous ?
— Il m’est difficile de lui donner tort ! Y a-t-il des esclaves sur Terre ?
— Grand Dieu, non ! Il y en a eu, autrefois, il y a longtemps.
— Alors la Terre doit être une bonne planète, bien que le maître ne l’aime pas. Mais non, il ne peut pas avoir tort. Il doit y avoir d’autres choses mauvaises !
Stella rit.
— Oui, il y en a. De bonnes aussi. Vous admirez beaucoup M. Laprade, n’est-ce pas ?
— Ce n’est pas un homme, maîtresse ! C’est un demi-dieu ! Il peut tuer un guerrier d’un coup de poing ! Il peut courir plus vite qu’aucun autre, porter des poids deux fois plus lourds, et il sait tout ! IL…
— Il est en effet assez extraordinaire. Et que pensez-vous de sa femme et de ses amis ?
Sika prit un air craintif.
— Puis-je parler librement ? La maîtresse ne le dira pas au maître ?
— Je vous le promets.
— Je ne connais pas la maîtresse Laélé. Les autres… les autres, ce sont des sauvages ! Oh, je ne critique pas le maître ! Il a là une bonne escorte. Ici, tout le monde a peur des Ihambés.
— Pourquoi ? Attaquent-ils Kéno ?
— Non, plus maintenant, plus depuis que le maître est parmi eux. Avant, ils brûlaient les villages, tuaient les hommes, enlevaient les femmes ! Oh, les Kinfous, au nord, sont pires, bien sûr ! Ils ne combattent pas ouvertement, à moins d’être les plus nombreux.
— Et ce capitaine à qui vous parliez ?
La jeune kénoïte rougit.
— Il veut m’épouser.
— Et vous ?
— Je voudrais bien, mais je n’ose pas.
— Pourquoi donc ?
— Si je quitte le service du maître, je ne veux pas rester à Kintan. Il y a de mauvaises choses ici, maintenant Et Tika est obligé d’y rester, jusqu’à ce qu’il devienne capitaine en chef. Alors, il pourra commander une province sur la frontière nord, et là, je le suivrai volontiers.
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