À première vue, elle s’entendrait très bien avec Binnie.
— Je veux partir en bateau comme on m’avait promis.
— Moi , je veux faire pipi, prévint Susan, la plus jeune. Tout de suite.
Eileen l’emmena en haut, puis redescendit signer les derniers formulaires.
— Transmettez mes remerciements à Mme la comtesse pour toutes ces tâches difficiles, déclara Mme Chambers, qui enfilait ses gants. Son dévouement à l’effort de guerre est vraiment stimulant.
Eileen la raccompagna, envoya les petits jouer dehors, monta leurs bagages dans la nursery, et courut une troisième fois jusqu’à sa chambre. Elle enleva son uniforme, disposa sur le lit l’enveloppe et la lettre qui annonçait la maladie de sa mère, et se hâta de descendre. 15 h 10. Bien. Les autres enfants ne rentreraient pas de l’école avant 16 heures. Elle pourrait emprunter la route. Elle se dépêcha de contourner la maison pour atteindre l’allée principale.
— Attention ! cria une voix d’homme.
Elle sursauta et découvrit l’Austin qui fonçait dans sa direction. Le pasteur y était assis à côté de – oh non ! – Una au volant.
Eileen bondit de côté.
— Non ! Le frein, le frein ! s’égosillait le pasteur. C’est la mauvaise…
L’Austin filait, droit sur Eileen. Una leva les mains, battant l’air au-dessus de sa tête, comme si elle se noyait.
— Ne lâchez pas le…, hurla le pasteur, essayant d’agripper le volant. L’Austin exécuta plusieurs embardées sauvages, effleura le bas du manteau d’Eileen et s’arrêta dans un crissement de pneus à quelques centimètres du manoir.
Le pasteur sauta de la voiture et se précipita vers Eileen.
— Tout va bien ? Vous n’êtes pas blessée ?
— Non, le rassura-t-elle.
Ce serait le bouquet, me faire tuer le jour de mon départ !
— Je prends ma leçon de conduite, lança Una, bien inutilement, depuis l’Austin. Il faut passer la marche arrière, maintenant ?
— Non ! s’exclamèrent le pasteur et Eileen, unanimes.
— Ce sera tout pour aujourd’hui, Una, ajouta le pasteur.
— Mon révérend, cela fait juste un quart d’heure, et Mme la comtesse désire…
— C’est vrai, mais tout de suite, je dois donner sa leçon à Mlle O’Reilly.
— Euh ! c’est-à-dire, je…, commença Eileen.
Elle hésita. Quel prétexte trouver ? Elle ne pouvait pas annoncer qu’elle venait d’apprendre la maladie de sa mère. Le pasteur insisterait pour l’amener à la gare. Mais elle n’avait pas non plus le temps pour une leçon de conduite.
— Je vous en prie, chuchota-t-il. Je ne supporterai pas de retourner dans cette voiture avec elle.
Eileen acquiesça, réprimant un sourire, et l’accompagna jusqu’à l’Austin. Una en sortit, à contrecœur.
— Mais je l’aurai quand, ma leçon, mon révérend ?
— Vendredi prochain, lui lança-t-il en s’installant à côté d’Eileen.
Elle démarra la voiture et descendit l’allée.
— Vous êtes plus courageux que moi, mon révérend. Rien ne pourrait me convaincre de remonter dans votre Austin avec Una.
— J’ai prévu d’enlever d’abord la tête d’allumage, murmura-t-il.
Vous allez me manquer !
Elle aurait aimé pouvoir lui dire au revoir, au lieu de filer en douce, mais ce départ était déjà suffisamment difficile. Il fallait qu’elle trouve une excuse pour que la leçon tourne court.
— Mon révérend, je…
— Chut ! Vous n’avez aucun besoin de cette leçon, et vous êtes beaucoup trop occupée pour y perdre une heure, je le sais. Je n’ai pas l’intention de vous infliger ça. Si vous pouviez juste conduire jusqu’au moment où Una sera rentrée au manoir et rester ensuite hors de vue pendant une heure…
Je peux faire mieux que ça !
Eileen passa les grilles du manoir et continua sur la petite route.
— Après le prochain virage, nous aurons assez de place pour faire demi-tour.
Eileen hocha la tête et prit le tournant. Binnie et Alf se tenaient au milieu du chemin, et ne manifestaient aucune velléité d’en bouger.
— Attention ! cria le pasteur.
Eileen écrasa le frein, et la voiture s’arrêta en dérapant. Alf n’avait pas bougé d’un pouce. Il considérait l’Austin d’un air stupide. Binnie s’approcha du siège passager.
— Bonjour, mon révérend.
— Binnie, pourquoi avez-vous quitté l’école ? demanda Eileen.
— Y nous ont foutus dehors, cause qu’Alf y a pris mal. On peut faire un tour, mon révérend ?
— Non, gronda Eileen. Vous retournez tout droit à l’école.
Binnie fit semblant de ne pas l’entendre.
— La maîtresse, elle veut qu’Alf y rentre au manoir, mon révérend. Sa cafetière, elle est si bouillante que ça fait peur, et y s’sent mal à chialer.
Eileen ouvrit sa portière, sortit de la voiture et rejoignit Alf.
— Il n’est pas malade, mon révérend. C’est un de leurs trucs. Alf, pourquoi avez-vous volé l’ornement de capot et les poignées de portes de Mlle Fuller ? Et ne me dis pas que tu immobilisais sa voiture en prévision de l’invasion.
— C’est pas ça, intervint Binnie. On carotte l’alu pour la souscription Spitfire. Avec, on fabriquera un avion.
— J’exige que vous les rendiez à Mlle Fuller. Tout de suite.
— Mais Alf y s’sent mal.
— Il n’est pas malade.
Eileen plaqua sa main sur le front du garçon.
— Il est…
Elle s’arrêta, saisie. Alf était brûlant. Elle lui leva la tête. Ses yeux rougis brillaient, ses joues s’empourpraient sous leur couche de crasse.
— Il a bien de la fièvre, admit-elle alors qu’elle achevait son examen en palpant les paumes de l’enfant.
— J’avais dit qu’y en avait, proclama Binnie d’un ton suffisant.
Eileen négligea son interruption.
— Il faut le ramener au manoir, mon révérend.
Elle se pencha sur Alf.
— Depuis quand te sens-tu mal ?
— Sais pas, répondit le garçon d’une voix morne.
Et il vomit copieusement sur les chaussures d’Eileen.
— L’a dégobillé à l’école, aussi, indiqua Binnie. Deux fois.
Le pasteur prit la situation en main. Il tendit son mouchoir à Eileen, enleva son manteau, roula le garçon dedans, enjoignit à sa sœur d’ouvrir la portière arrière, et glissa le malade sur le siège pendant qu’Eileen essuyait ses chaussures. Puis il ordonna :
— Monte devant, Binnie, pour qu’Eileen puisse s’asseoir à côté d’Alf.
Binnie s’installa aussitôt sur le siège du conducteur.
— J’peux conduire.
— Non, tu ne peux pas, objecta le pasteur. Pousse-toi.
— Mais c’est une urgence, pas vrai ? Vous dites pas qu’c’est pour les urgences qu’on apprend à…
— Bouge de là ! gronda Eileen. Tout de suite !
Binnie s’exécuta. Eileen monta à l’arrière. Alf était recroquevillé dans le coin, le front englouti dans ses mains.
— Est-ce que ta tête te fait mal ? lui demanda-t-elle.
— Ouais, répondit-il en la posant sur ses genoux.
Elle pouvait sentir sa chaleur irradier à travers son manteau.
— J’parie qu’c’est la fièvre typhonide, proféra Binnie. Un pote à moi, y est crevé d’la typhonide.
— Alf n’a pas attrapé de fièvre typhoïde, assura Eileen.
— Ce pote, y avait bouffé un œuf dur, continua Binnie, imperturbable, et son bidon, il a claqué, pop ! juste comme ça. Faut pas bouffer des œufs quand on se chope la typhoïde.
Le pasteur contourna le manoir et s’arrêta devant la porte de la cuisine. Il ouvrit la portière, saisit Alf et le porta dans la cuisine où Mme Bascombe pétrissait de la pâte à pain.
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