Connie Willis - Black-out

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Oxford, futur proche. L’université est définitivement dépoussiérée : historien est devenu un métier à haut risque. Car désormais, pour étudier le passé, il faut le vivre. Littéralement.
Michael Davies se prépare pour Pearl Harbor, Merope Ward est aux prises avec une volée d’enfants évacués en 1940, Polly Churchill sera vendeuse en plein cœur du Blitz, et le jeune Colin Templer irait n’importe où, n’importe quand, pour Polly…
Ils seront aux premières loges pour les épisodes les plus fascinants de la Seconde Guerre mondiale. Une aubaine pour des historiens, sauf que les bombes qui tombent sont bien réelles et une mort soudaine les guette à tout moment. Sans parler de ce sentiment grandissant que l’Histoire elle-même est en train de dérailler.
Et si, finalement, il était possible de changer le passé ?

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— Je vais seulement rattraper le docteur, prétendit-elle en tentant de se glisser de côté pour passer.

— Non, c’est impossible.

Il lui tendit l’une des feuilles jaunes.

« Sur ordre du ministère de la Santé, comté du Warwickshire », lisait-on sur l’en-tête.

— Personne n’est autorisé à entrer ni à sortir.

Il récupéra la feuille et la cloua sur la porte.

— À l’exception du docteur, précisa-t-il. Cette maison et tous ceux qui s’y trouvent sont mis en quarantaine.

Kent, avril 1944

Une autre partie de l’île…

William Shakespeare, La Tempête [9] Acte II, scène 1. ( NdT )

Cess poussa la porte du bureau et se pencha dans l’ouverture.

— Worthing ! appela-t-il, et comme on ne lui répondait pas : Ernest ! Arrête de jouer au journaliste et viens avec moi. J’ai besoin de toi.

Ernest continua de taper sur le clavier de sa machine à écrire.

— Peux pas, grommela-t-il à travers le crayon qu’il mâchouillait. J’ai cinq articles et dix pages de transmission à pondre.

— Qui attendront. On a des tanks à souffler.

Ernest cracha son crayon et s’exclama :

— Je croyais que c’était le boulot de Gwendolyn, les tanks !

— Il est à Hawkhurst. Chez le dentiste.

— C’est plus important que les tanks ? Je vois d’ici les livres d’Histoire. La Seconde Guerre mondiale perdue à cause d’une rage de dents.

— Pas une rage de dents, un plombage pété. Et ça te fera le plus grand bien de prendre un peu l’air.

Cess arracha la feuille de la machine à écrire.

— Tu mitonneras tes contes de fées plus tard.

— Impossible ! protesta Ernest, qui essayait en vain d’attraper la feuille. Si je ne fournis pas ces articles demain matin, ils ne seront pas dans l’édition de mardi, et lady Bracknell aura ma peau.

Cess maintenait le papier hors d’atteinte. Il lut à voix haute :

— « Le Women’s Institute de Steeple Cross donnait un thé vendredi après-midi pour accueillir les officiers de la 21 edivision aéroportée. » Définitivement plus important que d’aller souffler des tanks, Worthing ! De quoi alimenter les gros titres ! Ça passera dans le Times , je suppose ?

— Le Sudbury Weekly Shopper .

La nouvelle tentative d’Ernest pour récupérer son bien réussit, cette fois.

— Et je dois le rendre à 9 heures demain matin avec quatre autres que je n’ai pas encore terminés. Et, grâce à toi, j’ai déjà manqué le bouclage la semaine dernière. Pars avec Moncrieff.

— Il est au fond de son lit. Mauvais rhume.

— Qu’il a sans le moindre doute attrapé en soufflant des tanks sous une pluie battante ! Pas tout à fait mon idée d’une partie de plaisir.

Ernest inséra une nouvelle feuille dans la machine et se remit à taper.

— Il ne pleut pas. À peine un léger brouillard, qui doit se lever au matin. Temps idéal pour voler. Voilà pourquoi nous devons les souffler cette nuit. Ça prendra juste une heure ou deux. Tu auras bien assez de loisir à ton retour pour finir tes articles et les envoyer à Sudbury.

Ernest n’y croyait pas davantage qu’à l’absence de pluie. Laquelle était tombée tous les jours depuis le début du printemps.

— Quelqu’un d’autre doit pouvoir le faire. As-tu demandé à lady Bracknell ? Il sera parfait, il a l’art de brasser du vent.

— Il est à Londres, une réunion avec des huiles, et tous les autres sont à Camp Omaha. Tu es le seul disponible. Allez, Worthing, préféreras-tu raconter à tes gosses que tu es resté planté devant ta machine à écrire pendant toute la guerre, ou que tu allais souffler les tanks ?

— Mon pauvre Cess, comment peux-tu penser que nous serons autorisés à dire quoi que ce soit à qui que ce soit ?

— Tu as sans doute raison. Mais d’ici à ce qu’on ait des petits-enfants , il y en aura bien une partie qui sera déclassifiée. Au moins si nous gagnons la guerre. Ce qui ne se produira pas si tu n’aides pas. Je ne peux pas m’occuper à la fois des tanks et du traceur.

— Bon, d’accord, soupira Ernest, qui tirait le papier de la machine et l’insérait dans une chemise en carton sur une pile d’autres dossiers. Donne-moi cinq minutes pour fermer.

— Fermer ? Sérieusement, tu vois Goebbels entrer ici par effraction en ton absence pour te faucher ton article sur un thé dansant ?

— J’applique juste le règlement.

D’un mouvement de son fauteuil pivotant, il fit face à un classeur en métal. Il en ouvrit le second casier, rangea la chemise, sortit un trousseau de clés de sa poche et verrouilla le meuble.

— « La totalité du matériel écrit de l’opération Fortitude South et de l’unité Special Means doit être considérée comme “ultra ultrasecrète” et manipulée en conséquence. » D’ailleurs, puisqu’il est question de règlement, si je dois me taper l’un de ces maudits pâturages toute une nuit, il me faut une paire de bottes adéquate. « Tous les officiers doivent être dotés d’un équipement approprié pour leurs missions. »

Cess lui tendit un parapluie.

— Voilà.

— J’ai cru t’entendre parler de brouillard, pas de pluie.

— Léger brouillard. Qui se lèvera au matin. Mets un uniforme de l’armée, au cas où quelqu’un se pointerait au milieu de l’action. Je te donne deux minutes. Je veux arriver là-bas avant la tombée de la nuit.

Il s’en fut.

L’oreille aux aguets, Ernest attendit jusqu’au claquement de la porte extérieure, puis il ouvrit prestement le classeur, en sortit le dossier dont il enleva plusieurs feuilles avant de le replacer et de refermer le meuble. Il glissa les pages qu’il avait soustraites dans une enveloppe en papier kraft, la cacheta et la dissimula sous une pile de formulaires dans le tiroir du bas de son bureau. Il prit alors une clé qui pendait à son cou, verrouilla le tiroir, accrocha derechef la chaîne et l’escamota sous sa chemise, saisit le parapluie, enfila son uniforme, ses bottes et quitta la pièce.

Un gris intégral avait tout englouti. Si c’était ce que Cess considérait comme un brouillard léger, il y avait de quoi frémir à l’idée d’un brouillard épais ! Ernest ne discernait ni les tanks ni le camion. Ni même l’allée de gravier à ses pieds. En revanche, il percevait le bruit d’un moteur. Il s’orienta dans cette direction, ses mains tendues devant lui, jusqu’à ce qu’elles rencontrent une aile de l’Austin.

— Tu fabriquais quoi, pendant tout ce temps ? ronchonna Cess en se penchant pour lui ouvrir la porte. Grimpe.

Ernest obéit.

— Tu n’avais pas dit que les tanks se trouvaient ici ?

— C’est le cas, affirma Cess, démarrant en trombe dans les brumes opaques. On va les prendre à Tenterden, et on les rapporte à Icklesham.

Tenterden, ce n’était pas précisément « ici ». Vingt-quatre kilomètres à parcourir, à l’opposé d’Icklesham, et avec ce brouillard la nuit tomberait bien avant qu’ils n’y soient arrivés.

Nous en aurons jusqu’au matin. Je ne tiendrai jamais mes délais.

Pourtant, à mi-chemin de Brede, la brume s’éclaircit et, quand ils atteignirent Tenterden, il fallait le voir pour le croire, mais tout était chargé et le camion prêt à partir. Cess s’installa au volant. Alors qu’il le suivait dans l’Austin, Ernest commençait à ressentir un peu d’espoir. Le déchargement et l’installation ne prendraient peut-être pas beaucoup de temps ? Peut-être auraient-ils fini de souffler les tanks avant minuit ?

Peu après, le brouillard s’épaissit de nouveau, et Cess manqua deux fois l’embranchement pour Icklesham, puis celui du chemin. Il était presque minuit lorsqu’ils trouvèrent enfin le bon pré. Ernest gara l’Austin dans des fourrés et sortit ouvrir la barrière. Dès les premiers pas, il s’enfonça dans la boue jusqu’aux chevilles et, quand il eut réussi à s’en extraire, dans une énorme bouse. Il pataugea jusqu’au camion, l’œil aux aguets, même si dans cette purée de pois il n’aurait pu distinguer une vache avant de lui rentrer dedans.

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