Alf lui adressa un faible geste de dénégation. Le docteur se tourna vers Eileen.
— Vous l’avez déjà eue, j’espère ?
— Non, mais j’ai été…, commença Eileen, qui se rappela soudain qu’à l’exception de la variole il n’y avait pas de vaccins en 1940. Je voulais dire, oui, je…, bégaya-t-elle, avant de se taire de nouveau.
Si elle disait qu’elle l’avait contractée, il lui donnerait la responsabilité de la salle de soins, et elle n’en sortirait jamais.
Le docteur la regardait avec attention.
— Je n’ai pas eu la rougeole, dit-elle d’un ton ferme.
— Asseyez-vous, ordonna-t-il.
Il rouvrit son sac noir, prit sa température, examina sa gorge, l’intérieur de ses joues.
— Pas encore de symptômes, mais vous avez été en contact étroit. J’indique à Mme Bascombe d’envoyer immédiatement quelqu’un vous relayer. Dans l’intervalle, vous ne touchez le patient que si vous y êtes obligée.
Elle acquiesça, soulagée. Elle n’avait plus aucune raison de rester. On ne l’autoriserait plus à s’approcher d’Alf ni d’aucun autre évacué malade.
— Je viendrai voir comment il se porte ce soir, lança le docteur Stuart avant de quitter la pièce.
— Il a dégoisé quoi, l’docteur, sur qui doit te relayer ? s’enquit Alf, se dressant sur sa couche. C’est pas toi qui vas me soigner ?
— Il ne le permet pas. Je n’ai pas eu la rougeole.
Elle se dirigea vers la porte.
— Tu fous pas l’camp juste là, hein ?
— Non. Je vais à la nursery te chercher une couverture supplémentaire. Je reviens tout de suite.
— Juré craché ?
— Juré. Je ne partirai pas tant que personne ne sera venu prendre le relais.
— Qui ?
— Je l’ignore. Una, ou…
— Una ? s’exclama-t-il, incrédule. Elle m’laissera crever ! T’es la seule un peu chouette avec moi et Binnie.
Il avait l’air si abattu qu’elle se sentait presque peinée pour lui. Presque.
— Allonge-toi.
Elle le couvrit avec la couverture, puis traversa le couloir pour prendre son chapeau et son manteau dans la nursery et les poser sur la console qui se trouvait à la porte de la salle de bal. La maladie du garçon avait provoqué tant de désordre qu’il lui serait plus facile de se glisser dehors. Ce serait un avantage quand on viendrait la remplacer.
Où diable était passée Una ? Le docteur avait-il oublié de demander à Mme Bascombe de la lui envoyer ? Et qu’était devenue la bouillotte que la cuisinière devait apporter ? Alf frissonnait.
Il y eut un coup à la porte. Enfin , pensa Eileen, et elle se dépêcha d’ouvrir.
— Ch’uis là pour Alf, dit Binnie, qui tendait le cou pour voir à l’intérieur de la pièce. Comment y va ?
— Tu n’as pas le droit d’entrer, Binnie. Ton frère a la rougeole, et tu pourrais l’attraper.
— Aucune chance, affirma-t-elle en tentant de se faufiler dans l’embrasure. Vu que j’l’ai déjà eue.
— Elle ment, intervint Alf depuis son lit.
— Pas vrai. T’étais trop chiard pour t’en souvenir. J’fourmillais de pustules.
Bonne nouvelle ! se réjouit Eileen. Il n’aurait plus manqué qu’elle se retrouve avec deux Hodbin alités. Pour autant, elle n’avait pas l’intention de laisser entrer la perturbatrice.
— Va jouer ailleurs.
Et elle ferma la porte.
Binnie la martela aussitôt.
— Alf, y déteste rester seul quand il est mal fichu, clama-t-elle lorsque Eileen ouvrit. Y d’vient péteux de trouille.
Rien n’a jamais fait peur à ce garçon de toute sa vie !
— Personne n’a le droit d’entrer. Ordre du docteur.
Cette fois, Eileen ne se contenta pas de fermer, elle verrouilla la porte.
Binnie frappa derechef.
— Va-t’en !
— Eileen ? appela Alf.
— Binnie n’est pas autorisée à entrer.
Il secoua la tête.
— C’est pas c’que…, commença-t-il, avant de se pencher pour vomir une nouvelle fois.
Eileen attrapa la cuvette, mais elle la poussa devant lui une seconde trop tard. Les draps, l’oreiller, son pyjama, tout fut arrosé.
Les coups à la porte recommençaient.
— Ça suffit , Binnie ! cria-t-elle, cherchant une serviette.
— C’est Una, dit la servante d’une petite voix effrayée.
Ah ! Dieu merci !
— Entrez !
— Je ne peux pas, c’est fermé.
Eileen tendit la serviette au garçon et ouvrit la porte. Una entra, l’air terrorisée.
— Mme Bascombe a dit que je devais vous relever.
Eileen était tentée de lui tendre la cuvette et de s’esquiver.
— Sortez Alf de son pyjama pendant que je vais vider ça. Et ne laissez pas entrer Binnie.
Elle rinça le bassin, prit des draps propres dans l’armoire à linge, et trouva une nouvelle paire de pyjamas pour le garçon.
Quand elle revint dans la salle de bal, Una n’avait pas bougé d’un pouce.
— Qu’est-ce qu’il a ? demanda-t-elle anxieusement. La grippe ?
— Non, dit Eileen, qui avait redressé Alf, déboutonné son haut de pyjama, l’avait enlevé, et qui épongeait maintenant sa poitrine. La rougeole.
Elle nota l’expression de pure terreur qui se peignait sur le visage de la fille et ajouta :
— Vous avez déjà eu la rougeole, n’est-ce pas ?
— Oui… C’est-à-dire, je pense que oui, je ne suis pas sûre. Mais je n’ai jamais soigné quelqu’un qui l’avait.
— Le docteur Stuart vous aidera, la conforta Eileen, qui arrachait les draps et refaisait le lit.
Elle aida Alf à se rallonger et le recouvrit.
— Il revient ce soir, précisa-t-elle. Tout ce que vous avez à faire, c’est de tenir Alf au chaud.
Elle rassembla les draps et le pyjama souillés.
— Et de garder le bassin sous la main. Et de vous débrouiller pour que Binnie ne rejoigne pas son frère.
Puis elle s’enfuit. Elle portait toujours le paquet de linge sale, et elle ne voulait pas prendre le risque de le descendre à la buanderie. À tous les coups, Mme Bascombe lui tendrait la bouillotte ou lui demanderait de veiller sur les autres enfants. Elle ouvrit la porte de la salle de bains, balança les draps dans la baignoire et s’en fut. Elle culpabilisait de laisser la pagaille, mais il n’y avait pas d’autre solution. Elle devait partir d’ici.
Elle mit son manteau et son chapeau, l’oreille tendue. Les enfants étaient-ils tous là, ou seulement Binnie ? Et où se cachait l’adolescente ? Eileen ne pouvait pas se permettre de la laisser courir à ses trousses. Elle entendit une porte claquer, en bas, et Mme Bascombe ordonner :
— Montez vous changer, et revenez illico pour le thé. Et n’allez pas rôder près de la salle de bal.
— Pourquoi pas ? lui répondait Binnie. Pisque j’lai déjà eue.
Parfait, tout le monde était à la cuisine. Pour l’instant.
Eileen fila dans le couloir et descendit par l’escalier d’honneur. Si lady Caroline était rentrée, ou si le docteur traînait encore, elle prétendrait qu’elle voulait poser une question au sujet des soins à donner au garçon. Mais elle ne vit personne dans le hall d’entrée.
Bon. Dans un quart d’heure, elle serait au point de transfert, sur le chemin du retour.
Elle dévala les dernières marches, traversa le large hall, ouvrit la porte principale…
Samuels se tenait là, armé d’un marteau et d’une liasse de papiers jaunes.
— Oh ! sursauta Eileen. Le docteur est-il parti ? (Il hocha la tête.) Oh ! mon Dieu ! je dois le rattraper.
Elle essaya de le contourner, mais il fit un pas en avant et lui bloqua le passage.
— Vous ne pouvez pas filer, dit-il en désignant son chapeau et son manteau.
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