— Si vous voulez me persuader d’apprendre à conduire, mon révérend, épargnez votre salive ! Je n’ai pas la moindre intention de… Alf, qu’est-ce que tu as encore fabriqué ?
— Il est malade, expliqua Eileen.
— Nous l’avons trouvé sur la route, renchérit le pasteur.
— L’a dégobillé sur les godasses d’Eileen, ajouta Binnie.
— Je pense qu’il serait peut-être prudent d’appeler le docteur.
— Bien sûr, mon révérend. Una, amenez le pasteur à la bibliothèque pour qu’il puisse téléphoner.
Mais, dès qu’ils furent partis, la cuisinière se tourna vers Alf.
— Docteur, hein ? Si ça ne tenait qu’à moi, Alf Hodbin, je t’enfermerais dans la réserve à bois. Tu t’es encore servi dans le placard à confitures, c’est ça ? Avec quoi t’es-tu empiffré ? Des gâteaux ? de la tourte à l’agneau ?
Oh là là ! ne parlez pas de nourriture ! s’inquiéta Eileen, qui surveillait le visage du garçon.
— Ce n’est pas alimentaire, je crois, intervint-elle. Il est fiévreux. Je pense qu’il est malade.
— P’t’être qu’y s’est boulotté du poison ? enchaîna Binnie. Par les pourris de la cinquième colonne. Les Boches…
— Il a juste besoin d’une dose d’huile de ricin et d’une bonne fessée.
Mme Bascombe lui attrapa le bras et s’arrêta net, fronçant les sourcils. Elle prit le temps de poser sur lui un regard plus aigu.
— Dis-moi où tu as mal, continua-t-elle en pressant ses mains sur son front, puis sur ses joues. Tes yeux sont irrités ?
Alf acquiesça.
— C’est la typhoïde, hein ? s’enquit Binnie.
Una revenait.
— Où est le pasteur ? interrogea la cuisinière. A-t-il appelé le docteur ?
La servante opina.
— Il n’était pas chez lui. Le révérend est parti le chercher.
Mme Bascombe se tourna vers Alf.
— As-tu mal à la tête ?
Et, quand il eut acquiescé, elle demanda à Eileen :
— Son nez a-t-il coulé ?
Alf avait toujours la morve au nez. Eileen essaya de se rappeler s’il s’était mouché sur sa manche plus que d’habitude ces derniers jours.
— L’a coulé des litres, révéla Binnie.
La cuisinière souleva la chemise de l’enfant et scruta sa poitrine. Pour Eileen, elle semblait normale, à l’exception d’une longue traînée de crasse qu’il s’était faite Dieu sait comment. Elle lui avait donné un bain la veille au soir.
— As-tu mal à la gorge ? continuait Mme Bascombe (Alf fit signe que oui.) Eileen, montez avec le garçon et couchez-le. Prenez un lit de camp, installez-le dans la salle de bal.
— Dans la salle de bal ? répéta Eileen d’un ton qui trahissait ses doutes.
Elle n’avait pas oublié ce qui s’était passé la dernière fois que les enfants y avaient sévi.
— Oui. Binnie, approche, montre-moi ta poitrine. As-tu mal aux yeux ?
— Viens avec moi, Alf, dit Eileen.
Elle l’accompagna dans l’escalier jusqu’à la nursery.
— Mets ton pyjama. Je reviens tout de suite.
Elle descendit en courant à la cuisine. Mme Bascombe remplissait la bouilloire, Binnie couvait d’un œil intéressé les casseroles et les poêles, attendant sans doute une occasion de les voler pour la collecte des déchets métalliques. Eileen fonça vers la cuisinière et lui demanda dans un murmure :
— C’est sérieux, pour Alf ?
Mme Bascombe cligna de l’œil en direction de Binnie, posa la bouilloire sur le fourneau et gratta une allumette.
— Assurez-vous que le garçon reste au chaud, déclara-t-elle en allumant le brûleur. Je vous apporte une bouilloire sous peu.
Elle ne dirait rien devant Binnie, à l’évidence. C’était donc sérieux, et probablement contagieux. Pas une fièvre typhoïde, cette maladie avait été transmise par l’eau, mais étant avant l’avènement des antiviraux il existait un tas de syndromes infectieux, et certains d’entre eux s’étaient avérés des tueurs : le typhus, la grippe, ou la scarlatine.
Il ne peut pas avoir la scarlatine ! Je suis censée partir aujourd’hui.
Eileen revenait en courant à l’étage. Elle regarda l’horloge. Déjà 16 heures, et qui sait dans combien de temps arriverait le docteur. Si elle ne parvenait pas au site avant la tombée de la nuit, elle serait piégée ici une nouvelle semaine. D’un autre côté, si Alf se révélait très malade…
Je le mets au lit et, dès que Mme Bascombe rapplique avec la bouillotte, je cours au point de transfert, et je leur dis que j’aurai du retard.
Elle entra dans la nursery. Alf était assis sur le bord de son lit, encore habillé, apathique. Eileen enleva son chapeau et son manteau et l’aida à se déshabiller et à enfiler son pyjama. Tandis qu’elle en boutonnait la veste, elle scrutait avec anxiété la poitrine du garçon. Elle était un peu rose, mais on n’y distinguait pas la moindre éruption.
— Allonge-toi, je te prépare un couchage.
Elle tira l’un des lits d’enfant dans la salle de bal, puis aida le gamin à traverser le couloir et à se glisser entre les draps.
Une porte claqua en bas, et des voix retentirent.
— Maintenant, vous allez jouer dehors ! ordonnait Mme Bascombe.
Le reste des enfants devait être revenu de l’école. Eileen entendit Binnie clamer :
— Je veux voir Alf !
— Moi , je veux rentrer à la maison, réclamait Theodore Willett.
— Dehors ! répéta la cuisinière.
— Mais y pleut, protesta Binnie. On va s’choper la mort !
Quelle que soit la maladie d’Alf, elle ne pouvait être bien sérieuse, parce que Mme Bascombe rétorqua :
— Ça suffit ! Dehors, tout le monde !
— Moi, j’ai pas besoin d’y aller, dehors, hein ? interrogea Alf d’un ton anxieux.
— Non, le rassura Eileen en le couvrant.
Elle lui trouvait le teint verdâtre.
— As-tu de nouveau envie de vomir ?
Il secoua faiblement la tête, mais elle sortit chercher une cuvette, au cas où. Quand elle revint près de lui, le docteur Stuart était arrivé, et il posait au garçon les mêmes questions que Mme Bascombe. Il lui regarda la poitrine avant de plonger dans sa bouche un primitif thermomètre en verre et de lui prendre le pouls avec deux doigts, l’œil fixé sur sa montre.
Si sa maladie se révélait sérieuse, Alf était en danger. La médecine des années 1940 était affreusement rudimentaire. Un thermomètre tel que celui-ci pouvait-il seulement dépister une fièvre ?
— Il s’est plaint d’avoir froid, prévint Eileen. Et il a vomi deux fois.
Le docteur Stuart hocha la tête, attendit une éternité, extirpa le thermomètre, le lut et prit une petite lampe de poche dans son sac.
— Ouvre grand ! dit-il au garçon en examinant l’intérieur de ses joues. Juste ce que je pensais : la rougeole !
Pas la scarlatine. Dieu merci ! S’il avait été vraiment malade, Eileen aurait eu du mal à partir. Mais la rougeole n’était qu’une des maladies enfantines de l’époque.
— Vous en êtes sûr ? Il n’a pas du tout de taches rouges.
— L’éruption n’apparaîtra que dans un jour ou deux. Jusque-là, il faut le tenir au chaud et dans l’obscurité, afin de protéger ses yeux. C’est l’un des avantages du black-out : il ne sera pas nécessaire d’accrocher de nouveaux rideaux. (Il rangea la lampe dans son sac.) Sa fièvre augmentera nettement jusqu’à la sortie des boutons. (La fermeture de la sacoche claqua.) Je reviendrai ce soir. Le plus important est d’empêcher tout contact avec les autres enfants. Combien y en a-t-il au manoir, en ce moment ?
— Trente-cinq.
Il secoua la tête d’un air sinistre.
— Prions pour que la plupart aient déjà attrapé la rougeole. Alf, est-ce que ta sœur l’a eue ?
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