Elle tendit la main.
— Il me faut votre carnet de rationnement.
Polly le lui donna.
— Et le petit déjeuner de ce matin ? demanda-t-elle.
Elle espérait qu’il serait servi bientôt.
— Votre pension ne commence que demain, répondit Mme Rickett.
Et Polly dut résister à l’impulsion de lui arracher son carnet de rationnement et de lui annoncer qu’elle allait chercher ailleurs.
— Voilà la clé de votre chambre. Et celle de la maison.
— Merci.
Polly tentait de se rapprocher de la porte, mais sa logeuse avait encore une provision de règles en réserve.
— Pas d’enfants, pas d’animaux domestiques. J’exige un préavis de quinze jours avant votre départ. J’espère que les bombes ne vous terrorisent pas comme mon précédent locataire.
— Non, dit Polly.
Je suis juste si déphasée que je tiens à peine debout.
— Vous devez tirer votre rideau de black-out dès 17 heures, alors si vous ne rentrez pas du travail avant, fermez-le le matin, au moment de partir. Toute amende pour infraction au black-out sera due.
Quand elle s’en fut enfin, Polly s’écroula sur le lit. Il fallait qu’elle retourne au point de saut de façon à en repérer le trajet depuis sa chambre et depuis l’église. Elle devrait ensuite trouver la station de métro et se rendre à Oxford Street pour voir à quelle heure les magasins ouvriraient demain. Mais elle était tellement fatiguée. Le déphasage temporel l’accablait bien plus qu’à son dernier transfert. Là, une bonne nuit de sommeil avait suffi à la remettre sur pied. Cette fois, bien qu’elle ait dormi presque huit heures dans le refuge, elle se sentait aussi épuisée que si elle n’avait pris aucun repos.
Et les jours à venir ne risquaient guère d’être plus favorables. Elle ne s’attendait pas à dormir d’une traite chaque nuit sous les bombardements. Les citadins s’étaient tous plaints de leur carence de sommeil pendant le Blitz.
Il serait avisé de récupérer un peu tant que c’est possible , songea-t-elle, bien qu’elle n’ait pas le choix, en vérité. Elle était déjà presque trop engourdie pour se faufiler entre les draps. Elle fit sauter ses chaussures, retira sa veste et sa jupe pour ne pas les froisser, et s’effondra sur les ressorts grinçants. Le sommeil l’emporta aussitôt.
Elle se réveilla une demi-heure plus tard et se garda de bouger. Le temps s’éternisa. Après ce qui lui sembla durer des heures et qui n’avait duré que vingt minutes, elle maudit les effets imprévisibles du déphasage temporel, se leva, s’habilla et sortit. Le couloir était désert. Pas un bruit ne provenait des chambres.
Personne d’autre ne paraît avoir de problème pour dormir , remarqua-t-elle avec acrimonie, mais quand elle arriva en bas de l’escalier, on entendait des voix en provenance de la salle à manger, et elle s’aperçut qu’elle était affamée.
C’est logique que tu meures de faim , se disait-elle tandis qu’elle quittait la pension. Tu n’as rien avalé depuis cent vingt ans !
Elle avait repéré un salon de thé sur Lampden Road. Avec un peu de chance, il serait ouvert. Elle revint à l’église Saint-George, comptant les rues et notant des points de repère pour s’y référencer plus tard. Elle réfléchissait à ce qu’elle prendrait pour son petit déjeuner. Du bacon et des œufs, décida-t-elle. Ce serait peut-être sa dernière occasion d’y goûter. Le bacon était rationné, les œufs manquaient déjà, et elle s’attendait à une table spartiate chez Mme Rickett.
À Saint-George, une femme qui tenait un livre de prières se tenait devant le portail d’entrée.
— Excusez-moi, interrogea Polly. Pourriez-vous m’indiquer la direction de Lampden Road ?
— Lampden Road ? Vous y êtes.
— Oh ! merci !
Polly s’éloigna rapidement, comme si elle savait où elle se rendait. La femme la surveillait, son livre de prières plaqué sur sa poitrine.
J’espère qu’elle n’a pas eu l’occasion de lire une de ces affiches : « Dénoncez tout individu au comportement suspect. »
La femme avait dit vrai. C’était bien Lampden Road. La nuit dernière, Polly avait noté sa courbe particulière. L’église devait être plus près du site qu’elle ne l’avait pensé. Elle franchit une rue latérale, découvrit la pharmacie au carrefour suivant et, au-delà, le salon de thé, malheureusement fermé. Plus haut, elle reconnut le bureau de tabac qu’elle avait trouvé la nuit précédente, ainsi que le magasin de fruits et légumes, flanqué de ses paniers de choux et de son inscription : « T. Tubbins, fruits et légumes ».
Il lui avait semblé venir de bien plus loin, dans les ténèbres, mais le point de saut se cachait donc à quelques mètres, dans l’allée suivante. Le garde qui l’avait conduite au refuge avait emprunté un itinéraire indirect. Elle se dirigea vers l’allée. Allait-elle traverser tout de suite afin de donner son adresse au labo et d’informer Badri sur le décalage temporel ? Il lui avait bien spécifié d’en noter précisément l’ampleur. Elle se demandait s’il s’était attendu à ce qu’il se produise quelque chose de ce genre. Les débuts du Blitz avaient grouillé de points de divergence, et seul l’un d’eux pouvait provoquer quatre jours et demi de décalage. C’était pour cette raison qu’elle avait choisi d’arriver le 10 plutôt que le 7 septembre.
Cependant, si elle faisait son rapport tout de suite, elle devrait y retourner après son embauche, et elle ne voulait pas fournir à M. Dunworthy une nouvelle occasion d’annuler sa mission.
J’irai demain, dès qu’on m’aura engagée.
Elle vérifia l’allée afin de s’assurer que c’était la bonne. Pas de doute : on en voyait les barriques et l’Union Jack accompagné de sa légende « Londres tiendrat ! » dessinée à la craie sur le mur. Elle revint ensuite vers Lampden Road, en quête d’un restaurant ouvert, mais il n’y avait rien plus au nord, que des maisons. Elle fit demi-tour, passa de nouveau devant l’église Saint-George et le tournant de la rue, mais il n’y avait rien non plus de ce côté, à l’exception d’une confiserie fermée, d’un tailleur, et d’un poste de l’ARP avec ses sacs de sable entassés de part et d’autre de la porte.
J’aurais dû offrir de payer un supplément pour que ma pension commence aujourd’hui !
Elle gagna la station de Notting Hill Gate dans l’espoir que les cantines de l’abri souterrain seraient déjà opérationnelles et ouvertes, mais la seule nourriture visible dans tout le terminal se bornait au petit pain aux raisins qu’un jeune garçon dégustait sur le quai de la Central Line.
Il y aura forcément une cantine ouverte à Oxford Circus, la station est beaucoup plus grande.
Mais il n’y en avait pas, et Oxford Street était déserte. Polly descendit la longue artère commerçante, détaillant les boutiques fermées et les grands magasins : Peter Robinson , Townsend Brothers , l’énorme Selfridges . Ils évoquaient des palaces plutôt que des magasins, avec leurs façades imposantes et leurs piliers de pierre grise.
Et ils semblaient indestructibles. À part les petites cartes imprimées qui notifiaient dans plusieurs des vitrines : « Abri confortable et sûr à l’intérieur », et les marques de peinture jaune-vert de détection des gaz sur les colonnes rouges des boîtes aux lettres, rien n’indiquait la guerre en cours. La devanture de Bourne and Hollingsworth affichait : « Chapeaux de femme, dernière collection de l’automne », celle de Mary Marsh : « Robes de soirée dernier cri », et l’agence Thomas Cook se présentait encore comme : « Le point de départ de tous vos voyages ».
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