— Je n’ai rien à voir avec le gouvernement. Je suis journaliste.
Le visage du capitaine se décomposa.
— Pour l’ Omaha Observer .
— Omaha. C’est au Kansas, non ?
— Nebraska.
— Qu’est-ce que vous fabriquez à Saltram-on-Sea ?
— J’écris un article sur les mesures prises contre l’invasion le long de la côte d’Angleterre.
— Préparatifs ! éructa le capitaine. Quels préparatifs ? Vous avez longé notre côte, Kansas ? Elle ressemble à une foutue station de vacances ! Pas de barricades, pas de fossés antichars, pas même un rouleau de barbelés. Et quand je me suis plaint à l’Amirauté, vous savez ce que leur petit blanc-bec m’a répondu ? « Nous attendons l’autorisation du quartier général. » Devinez ce que je lui ai balancé ! « Si vous attendez plus longtemps, c’est Himmler qui vous l’accordera ! » Sais-tu nager ?
— Nager ? répéta Mike, égaré. Oui, je…
— De mon temps, tout homme au service de la Royal Navy devait avoir appris à nager, de l’amiral au moussaillon de base. Maintenant, la moitié de leur fichue navale n’a jamais posé les pieds sur le pont d’un navire. Ils restent vissés sur leur cul à Londres, à taper leurs autorisations… Viens là, Kansas, je veux te montrer quelque chose.
— Je suis ici pour vous demander…, commença Mike.
Mais, passant par une écoutille, le capitaine avait déjà disparu dans la cale. Mike hésita. Si M. Powney apparaissait, Daphne chercherait à savoir où l’Amerloque était parti. Mike ne voulait pas rater le conducteur. D’un autre côté, il avait également besoin d’apprendre si le capitaine accepterait de l’emmener à Douvres. Si oui, ce serait la voie la plus rapide pour atteindre la ville, et cela résoudrait le problème de l’accès aux docks. Ainsi, il pourrait interviewer les soldats descendant des bateaux de retour. Et, s’ils naviguaient près du rivage, la Manche ne pouvait se révéler à ce point dangereuse.
Mike jeta un coup d’œil à l’entrée du quai. Les trois vieux bonshommes s’y prélassaient toujours. Ils indiqueraient à Daphne où il se trouvait. Si elle parvient à comprendre ce qu’ils lui disent ! Et il dégringola l’échelle à la suite du capitaine. Il régnait un noir d’encre sous l’écoutille. Momentanément aveuglé, Mike tâtonna sur les derniers barreaux et sauta.
Il atterrit dans trente centimètres d’eau…
Amis, quel est ce pays ?
William Shakespeare,
La Nuit des rois [8] Acte I, scène 2. ( NdT )
Le halo irradiait déjà tellement qu’il avait englouti le labo et même les arabesques du filet. Polly ne percevait plus que l’évasement du point de transfert. Elle savait qu’il ne lui restait plus assez de temps pour demander à Badri et Linna de transmettre ses excuses à Colin, mais elle cria malgré tout, en direction de l’étincelant poudroiement :
— Dites à Colin ce qui s’est passé, et que je n’ai pas pu le prévenir. Dites-lui que je suis désolée, que je le remercie pour son aide précieuse, et que je le contacterai dès mon retour !
Trop tard, elle avait traversé.
Dans une cave, où elle discernait à peine un mur de brique et une porte noire dont la peinture s’écaillait à l’extrême. Sur les côtés, deux autres murs de brique et, au-dessus d’elle, un plafond bas. Derrière, trois marches conduisaient au reste de cette cave pavée, pleine de barriques et de caisses d’emballage. En temps normal, les sous-sols étaient de bons points de chute mais, pendant le Blitz, ils avaient servi de refuges.
Polly s’immobilisa un moment, l’oreille tendue vers un éventuel bruit de voix – ou de ronflement – en provenance d’une partie de la cave qu’elle ne pourrait pas voir, mais elle n’entendit rien. Discrètement, elle essaya d’ouvrir la porte. Qui était fermée.
Magnifique ! Elle avait débarqué sur un site verrouillé, et plus elle le détaillait dans la pénombre, plus elle en déduisait que ça ne datait pas d’hier. Entre les gonds de la porte et le sol dégoûtant, une toile d’araignée emprisonnait un bataillon de feuilles mortes. À moins qu’elle ne découvre une fenêtre pour filer d’ici, il lui faudrait attendre l’ouverture du point de transfert et demander à Badri de lui chercher un autre site. En priant pour que M. Dunworthy n’ait pas annulé sa mission dans l’intervalle.
Pourvu qu’il y ait une fenêtre ! se dit-elle en montant les marches et, quand elle en atteignit le sommet, elle comprit pourquoi elles étaient jonchées de feuilles mortes, elles aussi. La cave n’en était pas une. C’était un passage exigu entre deux bâtiments, et la porte close qu’elle avait tenté de forcer était l’entrée latérale d’un immeuble, enfoncée dans une embrasure. Une corniche au-dessus du passage avait au moins partiellement empêché quiconque de remarquer le halo depuis les étages, mais l’avait-il caché depuis la rue qui se trouvait à l’extrémité ? Si un passant pouvait le déceler, le saut ne serait praticable qu’une fois la voie désertée. De ce fait, il deviendrait difficile à utiliser.
Pour explorer plus avant, elle se faufila entre les piles de tonneaux, son manteau étroitement serré contre elle. Elle craignait qu’il se déchire. Ou se salisse. Une épaisse couche de poussière couvrait le haut des barriques, et des amas de feuilles mortes crissaient sous ses pas.
Pourvu que je sois bien arrivée en septembre, et pas en novembre ! se disait-elle alors qu’elle se glissait derrière l’avant-dernier baril. Je ferais mieux d’établir et de fixer mes coordonnées spatio-temporelles. Dès que j’aurai vérifié si le halo est perceptible de la rue.
Mais ce n’était pas une rue. C’était une allée, elle aussi pavée de briques, que bordaient les dos aveugles de bâtiments également en brique. Manufactures ? Magasins ? Quelle importance ! Ce qui comptait, c’était que même si le halo était visible d’ici, personne ne pourrait le voir des immeubles en face et, de nuit, l’endroit serait désert.
Attentive, elle se pencha pour regarder l’allée. Personne. Elle était presque aussi sombre que le passage. Trop pour 6 heures du matin. Soit il s’était produit un décalage, soit l’étroite allée était plus obscure que la rue. Elle jeta un coup d’œil à son extrémité. Les immeubles y formaient une masse indistincte.
Pas de décalage. Le brouillard. Ce qui signifiait qu’il pouvait être n’importe quelle heure. Dans le Londres des années 1940, il arrivait que le smog provoqué par les poêles à charbon transforme midi en minuit. Cependant, Polly avait sans le moindre doute atteint la Seconde Guerre mondiale : sur le mur qui jouxtait le passage, quelqu’un avait dessiné l’Union Jack et gribouillé à la craie « Londres tiendrat ! » Il y avait de fortes chances que son saut ait amené l’historienne exactement au moment voulu. Au petit matin du 10 septembre, le brouillard avait été très dense.
Elle se rendit au bout de l’allée, tendit l’oreille quelques instants afin de déceler un éventuel bruit de pas, puis se décida à jeter un coup d’œil circonspect dans la rue. Aussi loin que pouvait porter son regard à travers le brouillard, personne en vue, et pas un véhicule non plus sur la route plus large qu’elle devinait sur sa gauche, ce qui signifiait que la fin d’alerte n’avait pas sonné. Et qu’il n’y avait donc pratiquement pas eu de décalage.
Néanmoins, elle ne savait toujours pas où elle se trouvait. Elle devait le découvrir, si possible avant la fin de l’alerte, mais avant de quitter l’allée, il lui faudrait prendre des repères sûrs afin de la reconnaître et retrouver le site de transfert. Elle retourna vers le passage pour en mémoriser les immeubles. Le plus proche avait de larges doubles portes, et celui qui le jouxtait un escalier de bois délabré dont les deux branlantes volées de marches menaient à une porte noire d’apparence aussi dégradée que celle du point de saut. Puis s’ouvrait le passage, que Polly aurait loupé sans le graffiti « Londres tiendrat ! » Les barriques le cachaient aussi bien que le renfoncement. Un préposé à la Défense passive pouvait regarder droit dedans sans le repérer.
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