— Vous m’avez demandée, ma’ame ?
— Oui, dit lady Caroline d’un air sévère. Mlle Fuller est venue me rendre visite. Elle sort tout juste d’ici. Quand elle se trouvait à la réunion du Women’s Institute, hier, quelqu’un a volé l’ornement de capot et les poignées de porte de sa Daimler.
— Sait-elle qui c’était ? interrogea Eileen, bien qu’elle connaisse déjà la réponse.
— Oui. Elle a vu l’un des coupables s’enfuir. C’était Alf Hodbin. Ce genre de comportements scandaleux ne peut être toléré plus longtemps. Dieu me soit témoin que je fais de mon mieux, comme il en a toujours été, mais je ne peux abriter des criminels au manoir.
— Je veillerai à ce qu’ils soient rapportés par Alf, mentit Eileen. Est-ce que ce sera tout, ma’ame ?
— Non. La chef de cantonnement, Mme Chambers, vient cet après-midi. Elle amène trois enfants de plus. Deux d’entre eux devaient être envoyés au Canada, à l’origine, mais leurs parents ont décidé que l’Atlantique nord était trop dangereux.
Il l’est , approuva Eileen en silence, se remémorant le City of Benares , qui serait torpillé en septembre et dont le naufrage tuerait soixante-dix-sept petits évacués sur les quatre-vingt-dix qu’il transportait.
— Mme Chambers me garantit que ce sont des enfants très bien élevés.
Eileen en doutait et, même s’ils l’étaient, trois jours dans le voisinage de Binnie et Alf pouvaient changer un ange en un vandale qui séchait les cours, jetait des pierres, et volait les têtes d’allumage.
— Il faudra préparer des lits. Je ne serai pas présente cet après-midi. Nous avons une réunion de la Women’s Home Defence à Nuneaton, Mme Fitzhugh-Smythe et moi, et je compte sur vous pour vous occuper des tâches administratives quand Mme Chambers arrivera. Elle sera là à 15 heures.
Et c’est la dernière fois que tu peux m’obliger à faire quelque chose pendant ma demi-journée de congé !
— Oui, ma’ame. Y aura-t-il quelque chose d’autre ?
— Dites à Mme Chambers que je suis désolée d’avoir dû m’absenter, ajouta lady Caroline, qui enfilait ses gants. Oh ! et après que vous aurez installé les enfants, cette fibre de coton doit être déchirée en bandes et en rouleaux pour bandages. J’ai promis que ce serait fait pour la réunion de demain du St John Ambulance. Et demandez à Samuels d’avancer la voiture. (Elle attrapa son sac.) Vous pouvez y aller.
C’est exactement ce que j’ai l’intention de faire !
Eileen descendit en courant prévenir Samuels puis remonta en trombe dans sa chambre. Mais, avant qu’elle ait même commencé à déboutonner son uniforme, Una surgit pour l’informer que Mme Chambers l’attendait en bas avec trois enfants.
— Il doit y avoir une erreur, gémit la fille, presque en larmes. Ils ne peuvent venir ici , n’est-ce pas ?
— Malheureusement, si. Madame est-elle partie ?
Una hocha la tête.
— Qu’est-ce qu’on fera , avec encore plus de gosses ? pleurnicha-t-elle. Nous en avons déjà tant !
Et Una ne s’en sortirait jamais avec les formulaires administratifs. Eileen jeta un coup d’œil à sa montre. 14 h 30. Les gamins arriveraient de l’école dans une heure.
Je les abandonne en plein chaos, elle et Mme Bascombe, je peux au moins installer les nouveaux évacués avant mon départ.
— Allez dresser trois lits de plus dans la nursery, je m’occupe de Mme Chambers. Où sont-ils ?
— Dans le petit salon. Comment allons-nous contrôler trente-deux enfants, alors qu’on est juste trois ?
Juste deux , corrigea Eileen, qui descendait en hâte au petit salon. Lady Caroline devrait simplement se donner un peu de mal pour trouver une nouvelle domestique. Ou s’y coller et faire enfin cet effort de guerre dont elle se vantait.
Eileen ouvrit la porte du petit salon.
— Madame Chambers, Mme la comtesse m’a demandé de…
Theodore Willett se tenait devant elle avec sa valise.
— Je veux rentrer à la maison, s’exclama-t-il.
Saltram-on-Sea, le 29 mai 1940
Il a raté le bus.
Neville Chamberlain, parlant d’Hitler, 5 avril 1940
Mike regardait fixement la fille.
— Qu’avez-vous dit ?
Il fallait qu’il ait mal entendu.
— J’ai dit que le bus était passé hier. Il vient les mardis et les vendredis.
Ce qui lui apprenait qu’on était aujourd’hui le mercredi 29, et qu’il avait déjà manqué trois jours de l’évacuation.
— Avant, il passait tous les jours, mais depuis la guerre…
— Mais vendredi, c’est le 31 ! explosa Mike. Il faut qu’il y ait un bus avant !
À cette date, l’armée britannique entière aurait été évacuée. Il aurait manqué l’intégralité de l’événement.
— Et à Ramsgate ? Le prochain bus y passe quand ?
— Je crains que ce soit vendredi aussi. C’est le même bus, vous comprenez ?
Méfiante, elle était remontée d’une marche, et il s’aperçut qu’il avait crié.
— Je suis désolé. C’est juste que j’étais supposé arriver à Douvres cet après-midi pour couvrir un événement, et maintenant je ne sais pas par quel miracle je vais réussir à m’y rendre. À quelle distance se trouve la station de chemin de fer la plus proche… je veux dire, la gare ?
S’il y en avait une dans le prochain village, peut-être pouvait-il marcher jusque-là.
— Treize kilomètres, mais il n’y a pas eu un seul train de voyageurs depuis le début de la guerre.
Évidemment !
— Et une voiture ? Y en a-t-il une dans le village que je pourrais louer ? ou quelqu’un que je pourrais payer pour me conduire à Douvres ? Je pourrais lui donner…
Ah ! bon Dieu ! Quel était le tarif pour la location d’une voiture en 1940 ?
— …trois livres.
— Trois livres ? s’exclama la fille dont les yeux s’étaient élargis. J’ai toujours entendu dire que les Amerloques étaient riches.
Traduction : c’était beaucoup trop.
— Je ne suis pas riche. C’est juste qu’il est très important pour moi de me rendre là-bas aujourd’hui.
— Oh ! M. Powney pourrait vous emmener dans son camion, suggéra-t-elle, mais je ne sais pas s’il est déjà rentré.
— Rentré ?
— Il est allé à Hawkhurst hier acheter un taureau. Il a peut-être décidé d’y dormir. Il déteste conduire pendant le black-out. Je demande à papa. Une minute !
Elle escalada les marches, lui jetant un regard de séductrice par-dessus son épaule à l’instant de disparaître. Il l’entendit appeler :
— Papa ? M. Powney est-il revenu de Hawkhurst ?
— Non. Avec qui parles-tu, Daphne ?
— Un Amerloque. C’est un journaliste.
Mike ne parvint pas à saisir le reste de la conversation. Au bout d’une minute, Daphne dévala l’escalier.
— Papa dit qu’il n’est pas rentré, mais il devrait arriver ce matin.
— Et il n’y a personne d’autre ici avec un truck ? Euh, je veux dire, un camion ? Ou une automobile ?
— Le docteur Grainger en a une, mais il n’est pas là non plus. Il est en visite chez sa sœur à Norwich. Et le pasteur a fait don de ses pneus pour la campagne du caoutchouc. Et avec le rationnement de l’essence, je… Oh ! voici Mlle Fintworth !
Une maigre femme à la chevelure négligée venait d’entrer.
— Notre postière. Peut-être saura-t-elle quand M. Powney va rentrer.
Elle l’ignorait.
— Voudriez-vous lui donner ceci quand il arrivera ?
Elle tendait une lettre à Daphne. La jeune fille la déposa sur une pile derrière le bar, et Mlle Fintworth s’en fut, frôlant un vieil homme édenté qui entrait à son tour.
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