Non, pensa-t-elle, je sais que ce n’est pas le cas. Et elle se sentit soudain désolée pour lui.
Erreur. Il avait évidemment pris son silence pour un encouragement.
— Ce n’est pas comme si je demandais le moindre embryon d’engagement, reprit-il. Tout ce que je désire, c’est que tu me donnes une chance de te rattraper, et quand nous aurons tous les deux le même âge… Ou, attends, préfères-tu les hommes plus âgés ? Je peux viser n’importe quel âge de ton choix. Attention, pas soixante-dix ans, ou que sais-je : je ne veux pas patienter ma vie entière, mais je serais disposé à atteindre trente ans, si tu préfères les hommes plus vieux…
— Colin ! s’exclama-t-elle, éclatant de rire malgré elle. Je n’ai pas le temps de te laisser me parler comme ça. Tu as dix-sept ans…
— Non, écoute, quand j’aurai le bon âge, quel qu’il soit, si tu ne m’aimes pas, ou si tu es tombée amoureuse de quelqu’un d’autre pendant ce temps… Ce n’est pas le cas, hein ? Tu n’es pas amoureuse de quelqu’un ?
— Colin !
— Tu l’es ! Je le savais ! Qui est-ce ? Ce garçon américain ?
— Quel garçon américain ?
— À Balliol. Le grand et beau Mike quelque chose.
— Michael Davies. Il n’est pas américain. On lui a fait un implant L-et-A. Et c’est juste un ami.
— Alors, c’est quel historien ? Pas Gerald Phipps, j’espère. C’est un vrai boulet…
— Je ne suis pas amoureuse de Gerald Phipps ni d’aucun autre historien.
— Parfait, parce que nous sommes absolument faits l’un pour l’autre. Je veux dire, un contemporain ne marchera pas : ou ils sont morts avant ta naissance, ou ce sont des vieux . Et il est inutile de tomber amoureux de quelqu’un de notre époque parce que même si vous débutez au même âge, après quelques missions en temps-flash, tu deviendras trop vieille pour lui . Et eux , ils ne peuvent pas venir à ton secours s’il t’arrive quelque chose. Aussi, la seule issue, c’est un autre historien, et ça tombe bien, je vais être historien.
— Colin, tu as dix-sept ans !
— Mais ça passera vite ! Tu sentiras les choses différemment quand j’aurai vingt-cinq…
— Tu en as dix-sept aujourd’hui , et j’ai du pain sur la planche. Cette conversation est terminée. Maintenant, file !
— Pas avant que tu m’aies au moins promis que tu feras ta mission zeppelin en temps-réel.
— Je ne promets rien du tout.
— Bon, alors promets au moins que tu y réfléchiras. Je prévois d’être d’une beauté et d’un charme renversants quand j’aurai vingt-cinq ans. (Il lui adressa son sourire de filou.) Ou trente ans. Tu pourras me dire ce que tu préfères quand je te rapporterai la liste des sirènes.
Et il s’envola, laissant Polly secouer la tête, amusée.
Elle avait le sentiment qu’il avait raison : avec cette chevelure d’un blond flamboyant et ce sourire désarmant, il allait devenir clairement irrésistible d’ici quelques années. Elle ne serait pas surprise si, dans dix minutes, il revenait avec une autre question et encore plus d’arguments sur les liens qui les unissaient l’un à l’autre, aussi décida-t-elle d’emporter les cartes à la chambre de Lark pour les mémoriser.
Elle s’arrêta en chemin pour demander à Garde-robe quand sa jupe noire serait prête.
— Dans trois semaines, dit la tech.
— Trois semaines ? Je vous avais priée de la mettre en urgence !
— Elle est programmée en urgence.
Ce qui signifiait qu’elle ferait mieux d’accepter la bleu marine. Elle ne voulait pas que l’absence de jupe l’empêche de partir.
Parce qu’il manquait un clou, le fer à cheval fut perdu.
C’était l’un des adages favoris de M. Dunworthy. Elle dit à la tech qu’elle s’était finalement décidée pour la jupe bleu marine. Elle conviendrait, après tout.
— Ah ! excellent ! déclara la tech, soulagée. Aurez-vous besoin de chaussures ?
— Non, celles que j’avais feront l’affaire, mais il me faudra une paire de bas.
La tech lui en trouva une, et Polly revint à Magdalen avec les vêtements, mémorisa la carte, et relut ses notes sur les grands magasins.
Elle n’en avait pas dépassé la moitié quand le téléphone sonna.
Colin, je n’ai plus le temps pour ça , grogna-t-elle.
Mais c’était Linna.
— Nous avons découvert un site, le croira qui voudra, mais le problème c’est qu’il ne sera pas opérationnel avant une quinzaine, à moins que vous ne puissiez arriver ici dans la prochaine demi-heure. Si vous n’êtes pas déjà prête…
— Je suis prête. Je serai là.
Polly sauta dans son costume, et faillit filer ses bas dans sa hâte. Elle attrapa son carnet de rationnement, sa carte d’identité, la lettre de démission, ses lettres de recommandation, et les enfourna dans son sac à bandoulière. Oh ! et l’argent ! Et les vingt livres d’extra de M. Dunworthy !
Et sa montre-bracelet !
Et maintenant, tout ce qui me manque est de buter dans M. Dunworthy , se disait-elle en la passant à son poignet alors qu’elle se ruait hors de Magdalen et se dépêchait le long du High, mais sa chance tint bon et elle parvint au labo avec cinq minutes d’avance.
— Dieu merci ! s’exclama Linna. Je me trompais pour ce créneau dans quinze jours. Le prochain se présente le 6 juin.
— Le jour J.
— Oui, eh bien votre jour J se produit dans cinq minutes exactement ! annonça Badri.
Il l’installa sous les voiles, prit des mesures et déplaça son sac à bandoulière de façon qu’il s’insère mieux sous le filet.
— Vous arrivez à 6 heures du matin, le 10 septembre.
Parfait. Cela me donnera toute une journée pour trouver un appartement et me mettre à chercher du travail.
Badri ajustait les voiles du filet.
— Vérifiez vos coordonnées spatio-temporelles dès que vous aurez traversé, et notez le décalage, quel qu’il soit.
Il retourna à la console et se remit au clavier.
— Et pour mémoriser le point de transfert, prenez plus d’un point de repère. Juste une rue ou un bâtiment, ce n’est pas suffisant. Les bombardements peuvent métamorphoser l’environnement, et il est notoirement difficile d’apprécier les distances et la direction dans une zone bombardée.
— Je sais. Pourquoi faut-il que je note le décalage ? Celui que vous prévoyez est plus important que d’habitude ?
— Non, le décalage estimé est d’une à deux heures. Linna, appelle M. Dunworthy. Il voulait qu’on l’avertisse quand nous aurions trouvé le point de saut.
Oh ! pas maintenant, alors que j’y suis enfin !
— Il est à Londres, lui rappela Linna. Il est de nouveau parti voir le docteur Ishiwaka. Quand j’ai téléphoné à son secrétaire avec les données du décalage, il m’a prévenu qu’il ne serait pas de retour avant la nuit.
Merci, mon Dieu !
— Bon, ce n’est pas grave. Polly, vous devrez revenir nous faire un rapport dès que vous aurez un lieu où habiter et travailler.
Les draperies commencèrent à s’abaisser autour d’elle.
— Et notez exactement quel est le décalage que vous subissez en traversant. Prête ?
— Oui. Non, attendez. J’ai oublié quelque chose. Colin faisait une recherche pour moi.
— C’est quelque chose dont vous avez besoin pour la mission ? Voulez-vous la déplacer ?
— Non.
M. Dunworthy risquait d’annuler son transfert, et elle avait les heures des raids. Colin lui avait appris que les sirènes retentissaient en général vingt minutes avant le début des raids. Et elle pourrait obtenir la liste quand elle reviendrait leur donner son adresse.
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