— Non, il faut que ce soit noir. Combien de temps, pour avoir une jupe comme celle-là en tissu noir ?
— Aucune idée, ma chère. Nous avons des semaines de retard. D’un seul coup, M. Dunworthy s’est mis à faire toutes sortes de changements dans les plannings, on a dû réassigner des costumes et en fournir de nouveaux sans le moindre délai. Quand a lieu votre saut ?
— Après-demain, mentit Polly.
— Oh là là ! voyons si je déniche quelque chose qui pourrait marcher.
De retour dans le dressing-room, elle en émergea au bout d’un moment avec deux jupes : une mini des années 1960, et un kilt cargo i-com.
— Voilà les seules jupes noires que j’aie pu trouver.
— Négatif !
— Le téléphone cellulaire du kilt est juste une réplique. Il n’est pas dangereux.
Mais il n’avait pas non plus été inventé avant les années 1980, pas plus qu’il n’existait de kilts cargo avant 2009. Elle obtint de la tech une commande en urgence pour une jupe noire coupée selon le modèle de la bleu marine, puis revint au labo indiquer où elle logeait et voir si, par quelque miracle, ils n’avaient pas réussi à localiser son point de transfert.
La porte était fermée à clé. Pour se protéger de la colère des historiens dont les sauts avaient été annulés ? Polly frappa et, après une longue minute, Linna la laissa entrer, l’air harassé.
— Je suis au téléphone, prévint-elle avant de se hâter d’y retourner… et de déclarer à son interlocuteur : Je sais bien que vous étiez programmé pour faire d’abord la bataille de la Somme.
Polly rejoignit Badri à la console.
— Désolée de vous déranger. Je me demandais si vous aviez déjà trouvé mon site.
— Non, dit-il en frottant son front d’un air fatigué. Le problème, c’est le black-out.
Polly hocha la tête. Le transfert était impossible si quiconque, à proximité, risquait de le voir se produire. D’ordinaire, le faible scintillement d’un saut émergent attirait peu les regards, mais dans le black-out londonien on repérait sur-le-champ même la lueur d’une lampe de poche, ou un interstice entre les rideaux d’une maison, et les gardes de l’ARP patrouillaient tous les quartiers, en quête de la moindre infraction.
— Que pensez-vous de Green Park ou de Kensington Gardens ?
— Pas bon. Ils ont tous les deux des batteries de DCA, et le siège des ballons de barrage est installé à Regent’s Park.
Un coup coléreux retentit à la porte et, quand Linna ouvrit, un homme en veste de daim frangée et chapeau de cow-boy surgit en tempête, agitant un listing.
— Quel est l’enfoiré qui a changé mon planning ? cria-t-il à l’intention de Badri.
— Je vous informerai dès que j’aurai trouvé quelque chose, lança le tech à Polly.
D’évidence, ce n’était pas le moment de lui demander s’il voulait avoir l’obligeance de se hâter.
— Je reviendrai plus tard.
— Vous ne pouvez pas l’annuler ! criait l’homme au chapeau de cow-boy. Je me prépare à faire la bataille de Plum Creek depuis six mois !
Polly le contourna et adressa un signe d’adieu à Linna, qui téléphonait toujours.
— Je sais parfaitement que vous avez déjà eu vos implants…, soupirait-elle.
Polly ouvrit la porte et sortit.
Et faillit percuter Colin qui s’était assis sur le dallage, le dos appuyé au mur du labo.
— Désolé, s’excusa-t-il avant de se hisser sur ses pieds. Où étais-tu passée ? Je t’ai cherchée dans tout Oxford !
— Que fais-tu là, dehors ? Pourquoi n’es-tu pas entré ?
Il prit un air penaud.
— Impossible. Interdiction d’accès. M. Dunworthy se met à délirer complet ! Je lui ai demandé de partir en mission, et il a téléphoné au labo pour leur défendre de me laisser entrer.
— Tu es certain que tu n’as pas tenté de te glisser dans le filet pendant que quelqu’un d’autre était en train de traverser ?
— Non . Tout ce que j’ai fait, c’est de dire que sur certaines destinations, quelqu’un de mon âge pourrait apporter un point de vue différent par rapport à des historiens plus vieux…
— Quelle destination ? Les croisades ?
— Pourquoi tout le monde me cherche-t-il avec les croisades ? C’est un truc que je rêvais de faire quand j’étais gosse, et je ne suis plus un…
— M. Dunworthy essaie juste de te protéger. Les croisades sont un lieu dangereux.
— Oh ! tu es bien placée pour me parler de lieux dangereux ! Et M. Dunworthy pense que n’importe quel lieu est trop dangereux, ce qui est ridicule. Quand il était jeune, il a fait le Blitz. Il a fait toutes sortes de lieux dangereux et il en est rentré à une époque où ils ne savaient même pas encore où ils mettaient les pieds. Et le lieu où je voulais aller n’était pas dangereux le moins du monde. C’était l’évacuation des enfants de Londres. Pendant la Seconde Guerre mondiale.
Où elle se rendait. Peut-être Merope avait-elle raison.
— En parlant de danger, ajouta-t-il, voici tous les raids. Comme j’ignorais quand tu revenais, je les ai marqués du 7 septembre au 31 décembre. La liste est affreusement longue, alors je l’ai enregistrée aussi, au cas où tu souhaiterais faire un implant.
Il lui tendit une épingle mémoire.
— Les heures indiquent quand les bombardements commençaient, pas quand les sirènes d’alerte aérienne retentissaient. Je suis encore en train de potasser ça, mais j’ai pensé qu’il valait mieux que je te trouve les heures des raids au cas où tu partirais bientôt. Et, si c’est le cas, les raids démarraient en général vingt minutes après l’avertissement des sirènes. Oh ! par ailleurs, en bus, il est probable que tu ne puisses pas entendre sonner les sirènes. Le bruit du moteur les couvre.
— Merci, Colin. Tu as dû passer des heures et des heures à travailler là-dessus !
— Des heures, acquiesça-t-il, fier de lui. C’était difficile de découvrir ce qui avait été frappé. Les journaux n’avaient pas le droit de publier les dates ni les adresses des bâtiments qui étaient bombardés.
Polly hocha la tête.
— Rien ne pouvait être imprimé si cela risquait d’aider l’ennemi.
— Et un bon paquet des rapports du gouvernement a été anéanti pendant la guerre et après, avec la bombe de précision, puis la Pandémie. Et il y a eu un tas de bombes perdues. Ce n’est pas comme les attaques de V1 et de V2. Pour elles, on dispose des heures exactes et des coordonnées. J’ai recensé les cibles principales et les zones de concentration, expliqua-t-il, en les pointant sur le listing, mais beaucoup d’autres éléments ont été touchés ailleurs. La recherche démontre que plus d’un million d’édifices ont été réduits en miettes, et ces papiers n’en citent qu’une fraction. Ainsi, ce n’est pas parce que la liste mentionne Bloomsbury que tu pourras te balader sans risque dans une autre partie de Londres. En particulier l’East End : Stepney et Whitechapel, et des endroits comme ça. Ce sont ceux qui ont été frappés le plus fort. Sur la liste, tu as juste les bâtiments qui ont été complètement détruits, pas ceux qui ont souffert de dommages partiels, ou dont les fenêtres ont été soufflées. Les éclats de verre, ou les billes de plomb qui provenaient des obus antiaériens ont tué des centaines de gens. Il te faudra longer les bâtiments aussi près que possible pour rester protégée si tu te retrouves dehors pendant un raid. Les éclats des shrapnels…
— … peuvent me tuer. Je sais. Tu as passé trop de temps avec M. Dunworthy. Tu commences à parler exactement comme lui.
— Bien sûr que non . Mais je n’ai pas envie qu’il t’arrive quelque chose. Et M. Dunworthy a raison au sujet des risques que tu cours. Trente mille civils ont été tués pendant le Blitz.
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