Il y en avait un. Le petit groupe compact d’édifices en pierre était blotti juste derrière le promontoire, et au-delà s’étendait un quai où s’alignaient des bateaux mâtés. Il y avait une église, aussi. Avec un clocher. Les falaises avaient dû étouffer le son des cloches.
Mike se lança sur la route qui conduisait au village, non sans garder un œil sur l’éventuelle voiture qui pourrait le prendre en stop ou, s’il avait de la chance, le bus pour Douvres, mais aucun véhicule d’aucune sorte ne se présenta pendant son équipée.
Il est trop tôt pour être debout à vagabonder.
Et cela valait pour le village aussi. Sa seule boutique était fermée, de même que le pub – La Couronne et l’Ancre –, et la rue était déserte. Mike descendit jusqu’au quai. Il pensait que les pêcheurs seraient levés, mais il n’y avait personne là non plus. Et, bien qu’il ait atteint la dernière maison, pas de gare. Et pas non plus d’arrêt de bus.
Il revint à la boutique et regarda par la fenêtre, dans une tentative pour apercevoir un horaire de bus, ou quoi que ce soit qui lui permettrait de savoir dans quel endroit il se trouvait. S’il était réellement à une dizaine de kilomètres au nord de Douvres, il pourrait être plus rapide de rejoindre son but à pied que d’attendre un bus. Mais il ne parvint à repérer qu’un programme pour le cinéma L’Impératrice , qui passait le film En suivant la flotte , du 15 au 31 mai. Mai, c’était le bon mois. Cependant, En suivant la flotte était sorti en 1936.
De retour à La Couronne et l’Ancre , il essaya d’en pousser la porte. Qui s’entrebâilla sur un couloir sombre.
— Hello ? Est-ce ouvert ? appela-t-il en se décidant à entrer.
Au bout du couloir se trouvaient un escalier et une porte menant à ce qui devait être la pièce principale du pub. Mike pouvait juste discerner des bancs à haut dossier et un bar dans les quasi-ténèbres. Un téléphone à l’ancienne mode, le genre avec un écouteur et une corde, pendait sur le mur opposé à l’escalier et, près de lui, se dressait une horloge comtoise. Mike lui jeta un coup d’œil. Huit heures moins cinq ! Il n’était pas arrivé à 5 heures, alors. Il régla sa Bulova, content que personne ne soit témoin de sa maladresse, puis se remit à chercher un horaire de bus. Sur une petite table jouxtant l’horloge reposaient plusieurs lettres. Mike se pencha sur elles, louchant pour lire l’adresse de celle du dessus : « Saltram-on-Sea, Kent. »
C’est impossible ! Saltram-on-Sea était à une cinquantaine de kilomètres au sud de Douvres, pas à dix kilomètres au nord ! La lettre devait être un courrier à envoyer à Saltram-on-Sea. Mais le timbre à deux centimes dans le coin avait été oblitéré, et l’adresse de l’expéditeur indiquait l’aérodrome de la RAF de Biggin Hill, ce que ce lieu n’était évidemment pas. Mike regarda prudemment en haut de l’étroit escalier en bois, puis il se saisit des lettres et les feuilleta rapidement. Toutes avaient pour destination Saltram-on-Sea et, pour mettre un point final à son interrogation, l’une d’entre elles était adressée à La Couronne et l’Ancre .
Seigneur ! Cela signifiait qu’il y avait eu un décalage spatial, et qu’il devrait prendre le bus. Ce qui impliquait de trouver immédiatement quand il viendrait et où il s’arrêtait.
— Hello ? appela-t-il d’une voix forte en direction de l’escalier et dans la salle du pub. Il y a quelqu’un ?
Pas de réponse, et pas un son ni un mouvement au-dessus. Il écouta pendant une autre minute, puis s’avança dans la pièce plongée dans la pénombre en quête d’un horaire de bus ou du journal local. Il n’y en avait pas sur le bar, et la seule chose qu’il put apercevoir sur le mur au-delà était un autre programme de films, celui-ci pour Horizons perdus , qui était sorti en 1937 et qui serait projeté du 15 au 30 juin.
Bon Dieu, est-ce qu’il y a eu un décalage temporel, en plus ? se demanda Mike, qui faisait le tour du bar pour voir s’il pouvait mettre la main sur un journal derrière. Il fallait qu’il trouve la date.
Il y avait un journal dans la poubelle, ou ce qu’il en subsistait. La moitié de la feuille – celle qui comportait le nom du quotidien et la date, naturellement – avait été déchirée, et on avait utilisé la partie restante pour éponger quelque chose. Il la défroissa avec soin sur le bar, essayant de ne pas crever le papier trempé, mais il n’y avait pas assez de lumière pour lire les pages grises et mouillées. Il les attrapa par les bords et les emporta dans le couloir pour les déchiffrer.
« Pouvoir dévastateur du Blitzkrieg allemand », indiquait le gros titre.
Bon. Au moins, Mike ne se trouvait pas en 1937. L’article manquait, mais une carte de France assortie de flèches montrait l’avance allemande, ce qui signifiait que l’on n’était pas non plus à la fin de juin. À ce moment-là, les combats étaient terminés depuis trois semaines et Paris était déjà occupée.
« La poussée des Allemands sur la Meuse. » Cela s’était produit le 17 mai. « L’ Emergency War Powers Act est passé. » Cela datait du 22, et Mike devait tenir le journal de la veille. On devait donc être le 23, et le décalage l’avait envoyé un jour trop tôt, mais c’était super. Cela lui donnait un jour de plus pour aller à Douvres, et il en aurait besoin. Il continua de lire. « La prière d’intercession pour la Nation aura lieu à l’abbaye de Westminster. »
Oh non ! Cette prière avait eu lieu le dimanche 26 mai, et si c’était le journal d’hier, alors on était lundi 27.
— Merde ! murmura-t-il. J’ai déjà manqué le premier jour de l’évacuation !
— Le pub n’ouvre pas avant midi, annonça une voix de fille, au-dessus de lui.
Il virevolta, et son mouvement brusque déchira en deux le quotidien trempé. Une jolie jeune femme, les cheveux coiffés à la Pompadour et la bouche très rouge, se tenait à mi-hauteur dans l’escalier, un regard de curiosité posé sur les papiers en loques entre ses mains. Et comment diable allait-il justifier ce qu’il faisait avec ? ou ce qu’il venait de laisser échapper sur l’évacuation ? Qu’avait-elle entendu, au juste ?
— Est-ce que vous désirez une chambre ? demanda-t-elle, finissant de descendre.
— Non, je cherchais juste l’horaire des bus, expliqua-t-il. Pouvez-vous me dire quand passe le bus pour Douvres ?
— Vous êtes un Amerloque ! s’exclama-t-elle avec ravissement. Un aviateur ?
Elle jeta un coup d’œil au-dessus de son épaule, à travers la porte, comme si elle s’attendait à découvrir un avion au milieu de la rue.
— Avez-vous dû sauter en parachute ?
— Non, je suis journaliste.
— Un journaliste ? répéta-t-elle, avec autant d’enthousiasme.
Et il s’aperçut qu’elle était beaucoup plus jeune qu’il ne l’avait pensé, dix-sept ou dix-huit ans tout au plus. La Pompadour et le rouge à lèvres l’avaient induit en erreur.
— Oui, pour l’ Omaha Observer . Je suis correspondant de guerre. Je dois aller à Douvres. Pouvez-vous m’indiquer à quelle heure passe le bus ?
Il la vit hésiter.
— Il y a bien un bus pour Douvres qui part d’ici, n’est-ce pas ?
— Oui, mais c’est bête, vous venez juste de le rater. Il est passé hier, et il n’y en aura pas d’autre avant vendredi.
— Il passe seulement les dimanches et les vendredis ?
— Non, je viens de vous le dire, il est passé hier. Mardi.
Si tu vois mon page, dis-lui de se hâter de me rejoindre.
Читать дальше