— Mais…, bafouilla Eileen, perturbée, ils ont évacué des enfants, de Dunkerque ?
— Non, des soldats. La British Expeditionary Force tout entière, en fait. Trois cent mille hommes en neuf jours pile. Tu n’as suivi aucun de tes cours d’Histoire de première année ?
— Si, mais je n’ai opté pour la Seconde Guerre mondiale que l’année dernière. (Elle hésita.) L’évacuation de Dunkerque se passe pendant la Seconde Guerre mondiale, n’est-ce pas ?
Michael éclata de rire.
— Oui. Du 26 mai au 4 juin 1940.
— Oh ! voilà pourquoi je ne suis au courant de rien…
— Mais Dunkerque a été l’un des principaux tournants de la guerre, intervint Polly. D’ailleurs, est-ce que ce n’est pas un point de divergence ?
— Si.
— Alors, comment est-il possible…
— Ce n’est pas possible. J’observe l’organisation du sauvetage à Douvres, puis le retour des bateaux chargés de soldats.
— Tu disais que ton départ était programmé pour Pearl Harbor, interrompit Polly. Pourquoi M. Dunworthy l’a-t-il annulé ?
— Pas annulé. Il a juste perturbé l’ordre de mes départs. Je couvre plusieurs événements.
— L’un d’eux est-il le VE Day ? demanda Eileen.
— Non. J’étudie les héros. En conséquence, tous ces événements sont des crises : Pearl Harbor, le World Trade Center…
— L’un d’eux est-il proche du VE Day ? insista Eileen. Pour la date, je veux dire ?
— Non. La bataille des Ardennes est l’événement le plus proche. C’était en décembre 1944.
— Tu y resteras combien de temps ?
— Deux semaines.
Ainsi, ce n’était pas lui qui faisait le VE Day.
— Connais-tu un historien envoyé en mission en 1945 ?
— 1945…, réfléchit-il. J’ai entendu parler de quelqu’un qui ferait les attaques de V1 et V2, mais il me semble que c’était en 1944…
— Le secrétaire a-t-il indiqué combien de temps tu devrais attendre avant de voir M. Dunworthy ? les interrompit Polly. Il doit autoriser des leçons de conduite pour Merope – je veux dire, Eileen – et Fournitures n’ouvre que jusqu’à 17 heures.
— Non. Tout ce que le nouveau secrétaire m’a demandé, c’est si je souhaitais attendre. Je croyais qu’il s’agissait de quelques minutes, pas de toute une foutue après-midi, mais cela ne devrait plus être très long, même si Dunworthy est en train de massacrer un historien.
— Pourquoi ne pas te rendre à Oriel et réserver la Bentley, Merope… je veux dire, Eileen ? proposa Polly. Nous pouvons dire à M. Dunworthy qu’il doit téléphoner à Fournitures pour autoriser tes leçons, et ils pourront eux-mêmes téléphoner à Transport. Tu gagnerais du temps sur toute la ligne.
— J’y vais, acquiesça Eileen avant de se tourner vers Michael. Tu ne connais personne d’autre qui étudie 1945 ?
— Non. Ted Fickley était censé travailler sur la percée de Patton en Allemagne, mais Dunworthy l’a annulé.
— Pourquoi ? s’enquit Polly avec la même vivacité.
— Je l’ignore. Ted a dit qu’il n’avait pas pu obtenir la moindre explication du labo. Tout ce que je sais, c’est que Dunworthy a permuté quatre sauts, et qu’il en a supprimé deux autres ces deux dernières semaines.
Eileen hocha la tête.
— Je sors du labo, et Linna me disait qu’il a effectué des changements sur une dizaine de programmes. Gerald était là, et M. Dunworthy venait juste de reporter son transfert.
— Où allait-il, lui ? demanda Polly.
— Je ne m’en souviens pas. Quelque chose à voir avec la Seconde Guerre mondiale, il me semble. Pas le VE Day, cependant.
— Est-ce que tous les sauts qu’il change concernent la Seconde Guerre mondiale ? interrogea Polly d’une voix inquiète.
— Non. Jamal Danvers se rendait à Troie. Et Dunworthy n’a pas modifié la mission de mon compagnon de chambre, Charles, qui doit couvrir les préparatifs à l’invasion de Singapour.
— Et il n’a changé aucune des nôtres, Polly, ajouta Eileen. Polly fait le Blitz londonien, expliqua-t-elle à Michael. Elle doit être vendeuse dans un grand magasin de… Où as-tu dit ?
— Oxford Street, précisa Polly.
— Le Blitz ? répéta Michael, qui avait l’air très impressionné. Ce n’est pas un point de divergence ?
— Seulement certaines parties.
— Mais c’est définitivement un dix. Comment as-tu persuadé Dunworthy de te laisser y aller ? C’était l’enfer pour le décider à m’autoriser Pearl Harbor, surtout après ce qui est arrivé à Paul Kildow.
— Que lui est-il arrivé ? interrogea Polly avec intérêt.
— Éclats d’obus d’un mortier de siège, à Antietam. Ce n’était rien du tout, une blessure superficielle, mais vous connaissez les tendances de Dunworthy à nous surprotéger. Il lui a refusé toutes les autres batailles de sa mission.
— C’est peut-être pour ça qu’il a supprimé des sauts, fit Eileen. Parce qu’il a conclu qu’ils étaient trop dangereux. Tous ceux qu’il a annulés sont des batailles ou quelque chose d’approchant, non ?
— Je dois vous quitter, déclara Polly brusquement. Je viens juste de m’en souvenir : j’étais supposée faire un essayage, cet après-midi. Je dois me rendre à Garde-robe.
— Mais je croyais que tu allais me montrer comment ouvrir les portes de la Bentley et…
— Désolée, c’est impossible. Peut-être pourrons-nous voir ça demain.
— Tu ne devais pas faire ton rapport à M. Dunworthy ? Veux-tu que je lui dise…
— Non. Ne dis rien. Je reviens dès la fin de l’essayage. Il faut vraiment que je file. Michael, bonne chance à Dunkerque… pardon, Douvres, se reprit-elle, avant de se hâter de retraverser la cour.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? demanda Michael, qui la suivait des yeux.
— Aucune idée. Elle a semblé distraite tout l’après-midi.
— Elle part pour le Blitz.
— Je sais, mais elle a fait des tas de missions dangereuses. Il est beaucoup plus probable qu’elle craint M. Dunworthy. Elle a peur qu’il annule son transfert. Au moins, je n’ai pas besoin de m’inquiéter au sujet du mien. Aucune éventualité qu’il l’interrompe au prétexte qu’il serait trop risqué. À moins qu’Alf et Binnie ne mettent le feu au manoir ou quoi que ce soit d’autre.
— Alf et Binnie ?
— Deux de mes évacués. J’étudie les enfants évacués de Londres.
— Ce qui se passe quand ?
— De septembre 1939 jusqu’à la fin de la guerre. Tu n’as suivi aucun de tes cours d’Histoire de première année ?
Il rit.
— Je voulais dire : quand te trouves-tu là-bas ?
— Jusqu’au 2 mai, ce qui explique pourquoi je ne savais rien sur Dunkerque.
— Si l’évacuation a duré jusqu’à la fin de la guerre, peut-être peux-tu demander à Dunworthy de te laisser assister au VE Day. Ou alors, tu pourrais juste ne pas revenir.
Elle secoua la tête.
— L’équipe de récupération viendrait me chercher. Et même si je réussissais à les éviter, rester m’obligerait à me taper Alf et Binnie pendant cinq nouveaux…
— Merope ! appela quelqu’un.
Michael se retourna et regarda dans la cour.
— Quelqu’un pour toi.
C’était Colin Templer. Bondissant, il courut jusqu’à eux.
— Savez-vous où se trouve Polly ?
— À Garde-robe, répondit Eileen.
— Elle n’avait pas dit qu’elle venait ici ?
— Elle l’avait dit. Elle est venue. Pour voir M. Dunworthy, mais il est là-dedans avec quelqu’un, et elle ne pouvait pas attendre.
— Qu’est-ce que ça signifie : « il est là-dedans avec quelqu’un » ? M. Dunworthy n’est pas là. Il est à Londres. Il ne sera pas de retour avant ce soir.
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