— Oui, confirma-t-il, décochant un regard d’impatience à Linna qui téléphonait toujours.
— Non, disait-elle. Je sais que vous deviez faire d’abord la prise de la Bastille…
— Mais ça ne peut pas être modifié, continua Phipps. J’ai déjà traversé et tout arrangé. Et Garde-robe m’a donné mon costume. Si je n’arrive plus en août, il me faudra un nouvel ensemble complet de vêtements. Quand je leur expliquerai les circonstances, je suis sûr qu’ils feront marche arrière. Ce n’est pas une mission ordinaire où n’importe qui peut valser n’importe quand. On en a bavé pour la monter.
Et il se lança dans une longue démonstration de sa destination et de la préparation qu’il avait effectuée.
Eileen ne l’écoutait qu’à demi. Il était évident qu’il se jetterait sur Linna dès qu’elle raccrocherait le téléphone et, avant qu’il ait fini de l’agonir d’injures et qu’Eileen puisse lui parler, Linna ne serait plus d’humeur à changer une autre date.
Pendant ce temps, ses deux jours s’écoulaient, et elle n’avait même pas eu l’occasion de gagner Oriel pour signer ses leçons de conduite avec Transport.
— Je crois que je ferais mieux de revenir plus tard, dit-elle à Phipps.
Et elle se dirigea vers la porte.
— Oh ! mais je pensais que nous pourrions nous retrouver après ça, et que je pourrais…
… m’en raconter plus au sujet de ta mission ? Merci bien !
— Je crains que ce soit exclu. Je dois repartir presque tout de suite.
— Quel dommage ! Y seras-tu encore en août ? Il me serait possible de prendre le train jusqu’à… À quel endroit t’ont-ils envoyée ?
— Dans le Warwickshire.
— Jusqu’au Warwickshire, un week-end, pour égayer ton existence avec le récit de mes hauts faits.
Je peux l’imaginer.
— Ah ! c’est bête, je serai de retour début mai.
Merci, mon Dieu !
Elle salua Linna de la main et se hâta de quitter le labo avant qu’il lui ait proposé quelque chose d’autre.
D’abord les Hodbin, et maintenant Gerald ? grimaçait-elle. Elle s’était arrêtée devant la porte afin d’enfiler son manteau et ses gants, puis elle s’aperçut qu’elle n’affrontait pas une journée de février, mais d’avril, et qu’il faisait très beau. Linna l’avait prévenue que la météo prévoyait de la pluie en fin d’après-midi, mais pour le moment la température était délicieuse.
Tandis qu’elle marchait, elle enleva son manteau. Se souvenir où et quand on se trouvait représentait la pire difficulté du voyage temporel. Elle avait oublié qu’elle n’était plus une domestique et, par deux fois, elle avait appelé Linna « ma’ame ». Et maintenant, toujours obnubilée par l’idée que Binnie et Alf pourraient être en train de la suivre, elle continuait à jeter des coups d’œil furtifs par-dessus son épaule.
Elle atteignit le High, s’engouffra dans la rue, et manqua de se faire renverser par un vélo qui fendit l’air en sifflant.
Tu es à Oxford , se morigéna-t-elle, exécutant d’un petit saut arrière un retour sur le bord du trottoir. Pas à Backbury.
Elle traversa, non sans regarder à gauche et à droite, cette fois, et commença de longer le High ensoleillé. Une exultation soudaine l’envahissait. Tu es à Oxford. Pas de black-out, pas de rationnement, pas de lady Caroline, pas de Hodbin…
— Merope ! cria quelqu’un.
Elle se retourna et découvrit Polly Churchill.
— Je t’ai appelée tout du long depuis le bout de la rue, s’exclama son amie, quand elle l’eut rejointe à bout de souffle. Tu ne m’entendais pas ?
— Non… Je veux dire, oui… Enfin, je ne comprenais pas que tu m’appelais, d’abord. Ces derniers temps, j’ai tenté si fort de m’incarner en Eileen O’Reilly que je ne reconnais même plus mon propre nom. Il fallait que j’adopte un nom irlandais, à cause de mon personnage de servante…
— Et de tes cheveux rouges, ajouta Polly.
— Oui, et Eileen est le seul prénom auquel j’ai répondu pendant des mois. J’ai pratiquement oublié que Merope est le vrai. Cela dit, il est sans doute préférable d’oublier son propre nom que son identité d’emprunt ! Ça n’arrêtait pas de se produire pendant ma première semaine à Backbury, et toute ma première mission ! Comment te débrouilles-tu pour te souvenir de tes fausses identités ?
— J’ai de la chance. L’usage de mon prénom s’est maintenu pendant une grande partie de l’Histoire, à la différence du tien, et je peux toujours l’employer, ou l’un de ses nombreux diminutifs. Parfois, je peux même garder mon nom de famille. Quand ce n’est pas possible – Churchill n’est pas vraiment l’option idéale pendant la Seconde Guerre mondiale –, j’utilise Shakespeare.
— Polly Shakespeare ?
— Non ! s’esclaffa la jeune fille. Des noms de personnages tirés de Shakespeare. On m’a greffé l’œuvre complète quand j’exécutais ma mission au XVI e siècle. Un éventail de choix formidable ! Surtout dans les pièces historiques. Quoique, pour le Blitz, je me serve de La Nuit des rois . Je serai Polly Sebastian.
— Je croyais que tu étais déjà partie pour le Blitz.
— Pas encore. Le labo n’arrivait pas à me trouver un point de chute qui réponde aux exigences de M. Dunworthy. C’est le pire coupeur de cheveux en quatre que je connaisse ! Comme c’est un projet multipériode, je commence par l’une des autres parties. Je ne suis revenue qu’hier.
Eileen hocha la tête. Elle se rappelait l’un des projets dont Polly lui avait parlé : observer les attaques de zeppelins sur Londres pendant la Première Guerre mondiale.
— Je me rends à Balliol pour faire mon rapport à M. Dunworthy, l’informa Polly. Est-ce là que tu vas ?
— Non, je dois filer à Oriel.
— Ah ! parfait, c’est dans la même direction. (Elle prit le bras d’Eileen.) On peut faire un bout de chemin ensemble et nous remettre au courant des choses. Alors, tu es allée à Backbury étudier les évacués…
— Oui, et je voudrais te poser une question : tu as eu des tas de missions. Comment les empêches-tu de se mélanger ? Il ne s’agit pas seulement des noms. Je commence déjà à m’emmêler quant au lieu et à l’époque où je me trouve.
— Il faut t’habituer à oublier que tu as été un jour n’importe où ailleurs, ou n’importe qui d’autre, et que tu te focalises complètement sur la situation en cours. Imagine que tu joues dans une pièce de théâtre. Ou que tu es une espionne. Tu te fermes à tout le reste, et tu deviens Eileen O’Reilly. Penser à tes autres missions sabotera ta concentration.
— Même si tu exécutes une mission multipériode ?
— Spécialement dans ce cas. Focalise-toi tout entière sur la partie de ta mission en cours jusqu’à ce qu’elle soit terminée, ensuite, tu la verrouilles à double tour, et tu glisses à la suivante. Pourquoi te rends-tu à Oriel ?
— Pour prendre des leçons de conduite.
— Des leçons de conduite ? Tu ne projettes pas de conduire lors du VE Day, hein ? Tu ne passeras jamais. Les foules…
— Ce n’est pas pour le VE Day. J’en rêverais… M. Dunworthy refuse de m’y envoyer.
— Mais tu…
Polly s’arrêta, fronçant les sourcils.
— … avais vraiment envie d’y aller ? Cela n’a aucune importance pour M. Dunworthy. Je l’ai rencontré ce matin pour m’entendre dire que le VE Day était déjà une fraction d’une autre mission. D’après lui, la présence de deux historiens sur le même site spatiotemporel serait trop dangereuse, ce qui est ridicule. Ce n’est pas comme si nous risquions de nous ruer l’un contre l’autre : il y avait des milliers de gens à Trafalgar Square, ce jour-là. Et même si cela se produisait, que pense-t-il que nous ferions ? Crier : « Ô Seigneur ! un autre voyageur temporel ! » ou quoi que ce soit de ce genre ? Je suppose que tu ignores de quelle mission il était question, Polly ? J’espérais arriver à les persuader de changer avec moi s’ils n’étaient pas déjà partis. Qui d’autre fait la Seconde Guerre mondiale ?
Читать дальше