— Je vous avais assuré qu’il n’y aurait aucun décalage, déclara-t-il.
— Rien du tout ? s’enquit Badri.
— Presque. Vingt-deux minutes. Cela m’a pris juste deux heures pour tout mettre en place. J’ai posté les lettres, passé ma communication interurbaine, attrapé le…
— Et pour le retour, demanda le tech. La fenêtre de saut s’est-elle ouverte à l’heure ?
— Pas la première fois, mais des bateaux naviguaient sur le fleuve. Ils ont probablement gêné l’ouverture.
Il rejoignit la console.
— Quand ma mission est-elle programmée ?
— Vendredi, à dix heures et demie, l’informa Badri.
Il n’avait pas dû changer la date du transfert parce que Phipps hocha la tête.
— Je serai là.
Et il quitta la pièce.
Avant que Badri se penche de nouveau sur la console, Michael intervint :
— J’attends toujours qu’on me dise pourquoi il est impossible de remettre à sa place initiale mon saut pour Pearl Harbor.
— Vous devez être envoyé dans l’ordre autorisé…
— Excuse-moi, Badri, l’interrompit Linna, qui téléphonait encore. Quel était le décalage sur le transfert de Phipps ?
— Vingt-deux minutes.
— Vingt-deux minutes, répéta-t-elle dans le combiné.
— OK, faisons un marché, proposa Michael. Je vais à Dunkerque et, en échange, vous m’envoyez à Pearl Harbor et sur les autres lieux où j’ai besoin de l’accent américain, et seulement ensuite à Salisbury et en Afrique du Nord. Ça marche ?
Badri secoua la tête.
— Je ne peux pas transférer les historiens autrement que dans l’ordre autorisé.
— Qui donne cette autorisation ?
— Badri ! appela Linna. La fenêtre de retour s’est ouverte à temps pour Phipps ?
— J’arrive, Linna !
Et le signal sonore retentit de nouveau.
— Un autre historien est sur le point d’arriver, monsieur Davies. Ou vous pouvez partir samedi, ou je décale votre transfert au 23 mai, ce qui repoussera votre saut pour Pearl Harbor au… (il se retourna vers la console) 2 août, et celui d’El-Alamein au 12 novembre.
À ce compte, il n’aurait pas terminé son mémoire avant deux ans.
— Non, soupira-t-il. Je serai prêt samedi.
D’une manière ou d’une autre.
Il fonça à Fournitures pour leur demander de lui préparer une carte de presse, un passeport et les documents, quels qu’ils soient, que devait posséder un Américain voyageant en Angleterre en 1940, et leur dire qu’il lui fallait tout ça jeudi matin. Quand ils lui répondirent que ce n’était pas envisageable, il leur assena de se débrouiller avec Dunworthy et poursuivit à Garde-robe, où on lui apprit qu’on ne pourrait prendre ses mesures pour un costume de journaliste que lorsqu’il leur aurait rapporté sa tenue blanche de la navale, après quoi il revint dans son appartement pour attaquer cette impossible tâche : mémoriser tout ce qui était nécessaire pour sa mission.
Il ne savait même pas par où commencer. Il devait chercher qui avaient été les héros civils de l’évacuation, les noms de leurs bateaux, les heures de leurs retours à Douvres, les emplacements des quais, comment y accéder, où les soldats étaient allés après, où se trouvait la gare. Et l’hôpital, au cas où quelque héros aurait été blessé. La liste s’allongeait, et s’allongeait. Et tout ceci juste pour qu’il puisse réaliser ses interviews. Il avait également besoin d’une tonne d’informations historiques sur le contexte de l’évacuation et sur la guerre en général. Et sur les usages locaux.
C’était une bonne chose de devoir incarner un Américain. Cela lui donnerait une excuse pour ne pas tout connaître en détail. Mais il faudrait malgré tout qu’il apprenne ce qui était arrivé pendant les mois précédant Dunkerque, et d’autant plus qu’il était censé se présenter comme journaliste.
Le plus important d’abord. Il ouvrit le fichier « Héros de Dunkerque » et se mit au travail. Il espérait que Charles et Shakira ne feraient pas irruption dans l’intention de pratiquer le fox-trot.
Tel ne fut pas le cas, mais Linna l’appela.
— Ne dites rien, grogna-t-il. Vous avez encore changé l’ordre.
— Non, vous êtes toujours programmé pour l’évacuation de Dunkerque, mais nous avons des difficultés à trouver un point de transfert. Tous ceux que nous avons essayés nous indiquent un décalage probable de cinq à douze jours, et Badri se demandait si…
— Non, je ne peux pas en manquer une partie, si c’est ce que vous suggérez. L’évacuation totale n’a duré que neuf jours. Je dois être là-bas le 26 mai.
— Oui, nous savons ça. On se demandait juste si vous aviez une suggestion pour le site. Vous connaissez les événements à Douvres bien mieux que nous. Badri pensait que vous pourriez peut-être nous suggérer un emplacement adéquat.
Nulle part à proximité des quais, évidemment. Ni dans la partie principale de la ville. Cela grouillerait d’officiers de l’Amirauté et du Small Vessels Pool.
— Avez-vous essayé la plage ? demanda-t-il.
— Oui. Aucune chance.
— Tentez les plages nord et sud de la ville, suggéra-t-il.
Il doutait néanmoins que cela puisse marcher, avec tant de bateaux alentour. Et l’Angleterre s’était attendue à une invasion ; les plages risquaient d’être fortifiées. Ou minées.
— Essayez quelque chose à la périphérie de Douvres, et je ferai du stop. Il y aura une quantité de voitures qui rouleront dans cette direction.
Et si c’était un véhicule militaire, cela pourrait résoudre son problème quant au moyen de parvenir aux quais.
Mais Badri rappela deux heures plus tard pour lui dire que rien n’avait abouti.
— On a besoin de s’éloigner. Il faut que vous me donniez une liste des villages les plus proches et d’autres sites possibles, indiqua le tech.
Ce qui signifiait que Mike devrait passer le reste de la journée à la Bodléienne, le nez sur des cartes datant de 1940, à la recherche d’endroits isolés peu éloignés de Douvres, au lieu de ce qu’il aurait dû faire.
À 18 heures, il emporta la liste au labo, la tendit à Badri – qui se faisait engueuler par un gars en justaucorps et collants dont le programme avait été changé – et revint à la Bodléienne travailler sur ses héros.
Ils étaient presque trop nombreux pour qu’on en choisisse. En réalité, chacun des courtiers, des banquiers de la City, et autres marins du dimanche s’était transformé en héros quand il avait pris qui son yacht de plaisance, qui son voilier, qui son skiff, tous désarmés, au milieu des tirs ennemis, beaucoup d’entre eux effectuant de multiples voyages.
Cependant, quelques-uns avaient accompli des actes d’un courage extraordinaire : le quartier-maître gravement blessé, qui avait repoussé l’assaut de six Messerschmitt avec une mitrailleuse pendant que les troupes accostaient ; le comptable qui avait transporté contingent après contingent de soldats sur la plage jusqu’au Jutland sous une averse de plomb ; George Crowther, qui avait laissé passer sa chance de s’en sortir en restant pour assister le chirurgien sur le Bideford ; le retraité Charles Lightoller qui, non content d’avoir approché l’héroïsme sur le Titanic , avait embarqué sur son cruiser de week-end et ramené cent trente soldats.
Mais ils n’étaient pas tous revenus à Douvres. Certains étaient allés à Ramsgate ; d’autres étaient rentrés à bord d’un autre bateau que celui sur lequel ils étaient partis : le sous-lieutenant Chodzko avait appareillé sur le Little Ann et il avait rallié Douvres sur le Yorkshire Lass , et l’un des capitaines de la flottille de pêche s’était fait couler trois bateaux. D’autres, enfin, n’étaient pas revenus du tout. Et pour ceux qui étaient bel et bien rentrés à Douvres, on ne disposait quasi d’aucun détail sur le moment de ce retour, ni sur la jetée où ils avaient accosté. Ce qui signifiait qu’il valait mieux qu’il parte avec un paquet de héros de réserve, au cas où il ne réussirait pas à trouver ceux qu’il avait l’intention d’interviewer.
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